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reproche de pédant sanguinaire, que Guy de La Brosse adressait à ceux de son temps. Riolan supputait que les Anglais et les Flamands possèdent environ 30 livres de sang, tandis que les Français n’en ont que 20, et il estimait qu’en cas de maladie, il n’y avait nul inconvénient à alléger les premiers de la moitié. Plus d’un, parmi ces redoutables praticiens, aurait pu réfléchir à la signification de ce gonflement de la veine qui se produit toujours au-dessous de la ligature et en conclure que le sang y circulait normalement de la périphérie vers le cœur. Mais les erreurs de l’esprit sont un bandeau pour les yeux et le fait passa inaperçu.

Ce fut Césalpin qui, entre 1571 et 1593, renouvela l’observation et, à ce propos, prononça le premier le mot célèbre de circulation. Mais nous devons dire que Flourens et, après lui, tous les historiens, sauf M. Turner, se sont exagéré la portée des conclusions de l’anatomiste italien. Il ne vit dans le retour du sang par les veines qu’un phénomène artificiel provoqué par la ligature ; ce même reflux se produirait pendant le sommeil et chez les malades atteints de pneumonie. Et, sans compter qu’il crut à toutes les chimères d’Aristote : — le cœur siège de l’âme, les artères continuées par les nerfs au lieu de l’être par les capillaires, la cloison du cœur perméable, et d’autres encore, — on peut dire avec vérité que Césalpin ne comprit lui-même que peu de chose à l’observation dont il était l’auteur.

Deux ans avant que Césalpin eût publié cette observation fondamentale, Jérôme Fabrice d’Acquapendente l’avait éclairée par une découverte anatomique pleine d’intérêt. Il remarquait « avec une grande joie » que la plupart des veines possèdent des valvules qui s’ouvrent du côté du cœur et se ferment pour le sang qui tendrait à rétrograder vers les parties. Il vit ces replis membraneux, mais il n’en comprit point l’usage. S’il l’eût compris, il n’aurait plus éprouvé d’hésitation relativement à la direction du courant veineux ; il aurait conçu que le sang des veines remonte au cœur, tandis que le sang artériel en descend : le circuit devenait évident.

Or, précisément dans ces voies où les initiateurs eux-mêmes hésitent, Harvey va droit : les expériences qu’il institue sont leurs expériences mêmes ; mais, de plus qu’eux, il sait tirer la conclusion. Et voilà le rare mérite de Harvey, voilà son génie. Il faudrait choisir dans l’esprit de Colombo ce qu’il eut de vues justes, y joindre un Césalpin débarrassé de ses scories et un Fabrice expurgé, et, de ce mélange, composer une figure unique : ce personnage serait Harvey. Les maîtres italiens manquèrent de cet esprit de généralisation qui leur eût fait apercevoir le lien secret de leurs découvertes. Harvey, moins original dans le détail, possédait à un