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lac, lorsque Calvin, informé de sa présence, le fit appréhender. Il suscita contre lui un accusateur, Nicolas de La Fontaine, qui était une de ses créatures et que dans ses lettres il appelle « Nicolaus meus, » une sorte de domestique, d’autres disent « son cuisinier, » en tous cas un homme à lui. Au cours du procès, Calvin poursuivit l’accusé de ses injures, et comme Servet les dédaignait, il raconta plus tard cet incident dans les termes suivans : « Tant il y a que ce sale chien, étant ainsi abattu par de si vives raisons, ne fit que torcher son museau, en disant : « Passons outre ; il n’y a point de mal. » Enfin, et malgré ses dénégations, il est constant qu’il poussa secrètement les juges à prononcer la peine de mort contre son rival. Il tenait ainsi la promesse qu’il faisait sept ans auparavant, en 1546, à Guillaume Farel son ami, et plus tard à Viret, lorsqu’il écrivait au premier : « Si je puis quelque chose auprès des magistrats, je ferai eu sorte qu’il ne s’en tire pas vivant. » Et Farel de lui répondre plus tard : « C’est un effet admirable de la Providence de Dieu à l’égard de Servet qu’il soit venu à Genève. »

Une circonstance du supplice de Servet doit être rappelée. Le bûcher était chargé de bois vert (adhuc frondosus) qui pendant plus de deux heures refusa de flamber. Et pendant que Farel, là présent, adjurait le patient de rétracter ses erreurs, lui, aveuglé par la fumée, enveloppé par le feu jusqu’à mi-corps, criait d’une voix lamentable : « Ah ! malheureux, qui prie que ma vie finisse et qui ne puis mourir I Est-ce que les pièces d’or qu’on a saisies sur moi, et le collier d’or qu’on m’a ôté, et que Calvin n’a pas fait condamner à être brûlé avec moi, ne suffisaient pas à acheter assez de bois pour me consumer, moi, malheureux ! »

Si ce ne sont pas les flammes du bûcher allumé sur le Champ-du-Bourreau à Genève qui ont roussi les pages de ce livre dont nous suivons l’histoire ; au dire de quelques biographes et de M. Chéreau en particulier, ce serait le feu d’un autre bûcher. Cet exemplaire aurait fait partie des cinq balles de feuilles qui furent jetées dans les flammes, le 17 juin 1553, à Vienne, sur la place de la Charnève, en même temps que l’effigie de l’auteur. Sauvé par une intervention inconnue, il se serait retrouvé, quatre mois plus tard, entre les mains de Colladon, l’accusateur de Servet. Mais la légende s’évanouit devant le procès-verbal de l’exécution, signé du crieur et trompette de Vienne et des sergens royaux, déclarant que la sentence a été mise à « due et entière exécution, tant en ce qui concerne l’effigie que les livres. » Celui-ci a donc eu une autre origine et une fortune moins dramatique. Nous n’irons pas jusqu’à prétendre, avec H. Tollin, que les traces de feu qu’il semble présenter ne seraient en réalité que les ravages de l’humidité et des moisissures ; mais nous dirons que ces dégâts sont l’effet de