Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/655

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de Fernel et il sert avec André Vesale, son contemporain et son condisciple, d’aide et de prosecteur à Winter. Enfin il se consacre depuis l’âge de trente ans, et d’une manière presque continue, à la pratique médicale et correspond sur les matières de son art avec beaucoup de savans médecins, Lavau, de Poitiers, Jérôme Bolec, médecin de la reine de Pologne, et d’autres encore.

Mais il est permis de croire que ces occupations et ces études ne répondaient pas à sa secrète passion. Il avait reçu dès son enfance une impression que rien ne pouvait effacer. Il était né en 1509 d’un père espagnol, à Villanueva, en Navarre. Les Morisques n’avaient pas encore été chassés de l’Espagne, et, comme on l’a fait remarquer, dans les villes du nord et de l’est de la péninsule, plus d’un fervent musulman se cachait alors sous l’apparence d’un chrétien. Servet enfant put recevoir de quelqu’un de ces faux convertis le germe de cette idée musulmane que les chrétiens seraient des idolâtres et des polythéistes croyant à plusieurs dieux parce qu’ils croient à la trinité. — C’est le dogme qu’il combattit toujours et particulièrement dans cet ouvrage de la Restitution du christianisme, auquel il nous faut maintenant revenir.

Six mois après qu’il avait été imprimé, le 17 juin 1553, ce livre hérétique était brûlé sur la place de la Charnève, à Vienne, par la main du bourreau. Des huit cents exemplaires que l’imprimeur Balthazard Arnollet en avait tirés, un petit nombre seulement échappa à la destruction. Il n’en subsiste plus que trois ; ces trésors bibliographiques inestimables appartiennent aux bibliothèques de Paris, de Vienne et d’Edimbourg. Chacun d’eux a son histoire et comme une sorte de feuille de route qui permet d’en suivre les étapes. De l’exemplaire viennois nous dirons seulement, d’après M. Chéreau, qu’il fait partie de la bibliothèque impériale depuis l’année 1786, où un magnat hongrois, le comte Samuel Peleki, en fit don à l’empereur Joseph II. Quant à l’exemplaire français, on en connaît bien les fortunes diverses, grâce encore à M. Chéreau. — Ce livre, que tout le monde peut voir exposé parmi tant d’autres richesses dans la galerie Mazarine, a joué un rôle dans le procès du malheureux Servet. C’est sur cet exemplaire que Germain Colladon, avocat, procureur général, l’accusateur du médecin navarrais, a souligné ou annoté les passages incriminés ; et, à la fin du volume, il a récapitulé de sa main les assertions et les hérésies contraires à la vraie doctrine de Genève. — Les premiers feuillets sont roussis sur les bords, quelques-uns percés à jour.

Flourens a parlé avec émotion de ces traces laissées par les flammes « du bûcher où l’on brûlait à la fois le livre et l’auteur. » Cette généreuse pitié n’est pourtant pas ici à sa place. Le livre ne vient pas du bûcher de Genève. A la vérité, dans cette