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par cet officier, il s’était convaincu que Dumouriez n’avait point de pouvoirs, que la convention, selon toute vraisemblance, ne l’autoriserait point à traiter aux seules conditions compatibles avec l’honneur de la Prusse, que l’armistice ne profiterait qu’aux Français et que toutes ces négociations n’aboutiraient qu’à brouiller en pure perte la Prusse avec ses alliés. Le second mémoire de Dumouriez à Manstein le fortifia dans cette opinion. Le roi fut d’ailleurs blessé du ton que le général français prenait à son égard, de la manière dont il lui faisait la leçon sur ses propres intérêts, et de la hauteur avec laquelle il lui conseillait de trahir l’Autriche. Il désapprouva Brunswick, blâma Manstein, et l’obligea d’écrire sur-le-champ à Dumouriez. La lettre était fort sèche : elle coupait court, dans les formes les moins sentimentales, aux effusions du général français. Le roi ne manquait de rien, les présens étaient superflus. « J’ose vous prier de ne plus vous donner de pareilles peines. » Manstein priait aussi Dumouriez de ne plus parler de l’Autriche. « Chacun a ses principes : celui du roi mon maître est de demeurer fidèle à ses engagemens. Ce principe ne pourra qu’augmenter la bonne opinion que la nation française a de ce prince… » Cette ironie, qui sentait son Frédéric, trahissait la collaboration de Lucchesini à la correspondance du « vertueux » Manstein.

La lettre rompait la négociation ; mais elle ne changeait point le fond des choses. Elle n’empêchait pas la pluie de tomber sans relâche, la terre de se détremper encore davantage, les convois de s’embourber et de rester en chemin, le fourrage de manquer, les chevaux de dépérir, les hommes d’avoir la dyssenterie, les Russes de s’établir en Pologne et les Autrichiens de s’attarder en Allemagne. En huit jours, l’armée prussienne s’était affaiblie de 6,000 hommes, et le ministère ne recevait aucune offre réelle de Vienne ou de Saint-Pétersbourg. Le 21 septembre, lorsque les Prussiens pouvaient encore livrer bataille, ces considérations les avaient engagés à différer le combat ; maintenant que l’attaque devenait téméraire, elles leur commandaient la retraite. C’est à quoi ils se résignèrent. Pour se couvrir, et faute d’autre engin de guerre, ils lancèrent un manifeste. Brunswick, qui avait signé déjà celui de juillet, qu’il trouvait détestable, signa encore celui d’octobre, qu’il ne jugea pas meilleur. Il était moins brutal, sans doute ; le premier était un manifeste d’invasion, destiné à faire peur ; celui-ci était un manifeste de retraite, destiné à faire illusion : il était tout rempli de faux-fuyans emphatiques, les équivoques de la pensée atténuaient les rodomontades du style, et les sommations étaient doublées d’échappatoires. Cet épouvantail de chancellerie était l’œuvre de Lucchesini. Il en paraissait très fier, parce qu’il y avait glissé nombre de malentendus : « J’ai dû, écrivait-il aux ministres prussiens, me