Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/593

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

courageux et les plus ardens étaient forcés de reconnaître qu’une attaque serait l’entreprise la plus téméraire du monde. »

Si la position des Prussiens était mauvaise, celle de Dumouriez restait dangereuse. Le découragement de l’ennemi le servait plus que ses propres forces. Ses troupes ne lui paraissaient pas encore de taille à risquer une bataille rangée. Avec un peu de résolution et d’audace, les Prussiens pouvaient le tourner et le couper. Il comprit avec une sagacité rare que le temps travaillait pour lui et que, dans cette rencontre singulière, il ne s’agissait que de payer de contenance. Il suffisait d’agir en vainqueur pour s’assurer les avantages de la victoire. La partie se présentait comme il aimait à la jouer ; ces complications convenaient à la subtilité de son génie : il se trouvait enfin dans son élément. « Je suis arrivé au point d’épuiser cette armée par les bivouacs, la famine, les maladies et la désertion, écrivait-il à Servan le 26 septembre. J’ai eu l’avantage dans tous les combats particuliers : c’est en quoi le brave Kellermann m’a vigoureusement aidé. J’ai été le Fabius, il a été le Marcellus, et nous minons ensemble l’Annibal Brunswick. « Il se proposait de réunir 80,000 hommes, et, en attendant, de maintenir une « espèce de trêve » en amusant l’ennemi « par de vaines négociations. « Vaines, au début peut-être, mais dans sa pensée elles ne devaient point le demeurer toujours. Il comptait amuser l’ennemi, mais il désirait, au fond, que l’ennemi prît l’amusement au sérieux. L’idée de détacher le roi de Prusse de la coalition lui revenait naturellement à l’esprit, et il se croyait dans son camp plus maître de la diplomatie qu’il ne l’était, trois mois auparavant, aux affaires étrangères. Toutefois, ignorant les sentimens de la Convention, qui se réunissait alors à Paris, il ne voulait se hasarder qu’avec une extrême prudence sur ce terrain scabreux. Il se contenta de le reconnaître. Le hasard lui en fournit l’occasion.

Il y avait dans la maison civile du roi de Prusse un jeune secrétaire du nom de Lombard ; c’était un garçon fort avisé, mais d’un naturel pacifique. Cependant, lorsqu’il entendit le canon, il ne put contenir sa curiosité et voulut, comme tous les autres, aller voir la bataille. Mal lui en prit, car il tomba dans un parti de cavaliers français qui le ramassèrent. On prétendait qu’ils ne faisaient point de quartier aux Prussiens ; Lombard s’estima trop heureux de leur abandonner sa bourse, sa montre, sa bague, ses éperons et son cachet. Tandis qu’ils l’emmenaient, ils rencontrèrent une troupe de volontaires, et ce fut, avoue Lombard, un très mauvais moment à passer. Lombard était d’une famille de réfugiés ; il parlait français ; les volontaires, à son costume civil et à son langage, le prirent pour un émigré et voulurent le pendre. Les hussards le dégagèrent et l’entraînèrent à bride abattue jusqu’au camp du général Duval,