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se sont laissé entraîner par la frivolité des émigrés. Vous vous imaginez que vous allez arriver tout droit à Paris. Écoutez-moi, j’ai servi longtemps, j’ai réfléchi à mon métier : votre marche sur Paris tournera comme celle de Charles XII sur Moscou ; vous trouverez votre Pultava… Et comment le roi de Prusse peut-il marcher avec sa rivale, la perfide Autriche, contre une puissance qui est son alliée naturelle ? Vous ne ferez pas de contre-révolution en France ; au contraire, vous y fortifierez la révolution. Ne comptez pas surtout sur les défections et ne vous fiez pas aux émigrés… » La conversation se poursuivit jusqu’à dix heures du soir. Dumouriez fit alors répondre qu’il refusait l’entrevue, et Massenbach se retira, emportant l’impression qu’il y avait encore une armée française et des généraux capables de la conduire.

Brunswick en conclut qu’il fallait attendre des renforts. Ils ne se pressaient point d’arriver. Les Autrichiens se montraient plus lents encore que leurs alliés à entrer en campagne. Obéissant à des arrière-pensées de conquête qu’ils dissimulaient de moins en moins chaque jour, ils assiégeaient avec 25,000 hommes et une puissante artillerie Lille, qui n’était défendue que par 4,000 hommes de ligne et 6,000 gardes nationaux. Leurs forces principales devaient couvrir le Rhin et assurer ainsi les communications de l’armée d’invasion. La Prusse ne les voyait pas en mesure de le faire ; elle redoutait, de ce côté, une pointe des Français qui aurait compromis la sécurité de son armée. Après avoir blâmé ces lenteurs, qu’elle attribuait à des calculs politiques, elle commençait à s’en inquiéter. C’est que, pour s’être alliées contre un ennemi commun, les deux puissances allemandes n’étaient point devenues amies et n’avaient pas cessé d’être rivales. A vrai dire, elles ne s’étaient jamais accordées ni sur le but de la guerre ni sur la manière de la conduire. Le roi de Prusse, endoctriné par les émigrés, poussé par la Russie, inclinait à rétablir en France la monarchie absolue, comptant se ménager dans le gouvernement restauré un allié puissant ; l’Autriche trouvait son intérêt à maintenir la France dans un état de trouble intérieur qui la paralyserait : il lui suffisait que le roi gardât sa couronne et parvînt à régner décemment, par une sorte de compromis, de façon à n’inquiéter ses voisins ni par la force ni par la faiblesse de son gouvernement. Enfin rien n’était encore arrêté sur l’article des indemnités de guerre, « le plus important de tous, » comme le disait avec une grande sincérité le ministre prussien, Schulenbourg.

Tandis que les généraux discutaient le plan de campagne, les diplomates s’étaient réunis à Mayence, vers la fin de juillet, pour régler cette grosse affaire. Sur le principe et les vues générales, ils s’accordèrent aisément. Les vues générales, c’était d’acquérir le plus possible ; le principe, d’observer dans les acquisitions