Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/583

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nombre. Le lendemain, le même vertige égara d’autres troupes. Dumouriez, qui était resté vingt heures à cheval et venait d’en descendre, remonta en selle, sabra les fuyards, harangua les alarmés et l’on campa. Les alliés, heureusement, ne parurent point. Le 17, la petite armée de Dumouriez arrivait à Sainte-Menehould, elle était sauvée. Elle pouvait attendre les renforts qu’on lui envoyait de toutes parts et Kellermann, qui avait l’ordre de la rejoindre. Dumouriez s’établit fortement dans son camp. L’expérience qu’il venait de faire de ses troupes l’avait convaincu de la nécessité de temporiser jusqu’au moment où elles auraient repris confiance, acquis de la fermeté, et se sentiraient en nombre. Le 19 septembre, la division de Beurnonville opéra sa jonction avec Dumouriez. Tandis que le général en chef saluait ces troupes, le lieutenant Macdonald lui annonça l’arrivée de Kellermann. L’armée s’élevait à plus de 50,000 hommes. Le soir, Dumouriez écrivait à l’un de ses lieutenans qu’il avait laissé à l’armée du Nord : « Les Prussiens sont accablés de maladies, exténués de fatigue et mourant de faim. En tenant cette position-ci, j’achèverai de ruiner leur armée : c’est l’affaire de quinze jours et je réponds du succès… Je vous promets, avant le 10 octobre, de mener 30 ou 40,000 hommes à votre secours et de pénétrer encore cet hiver en Belgique. » Le lendemain, un événement qu’il n’attendait pas allait, en le couvrant de gloire, justifier en moins de temps qu’il ne l’espérait toutes ses conjectures. Mais, pour comprendre cet événement, son caractère, ses conséquences, les négociations singulières qui en furent la suite, il faut pénétrer dans le camp des alliés, rechercher pourquoi, après avoir négligé tant d’avantages, ils allaient commettre tant de fautes, et nous rendre compte des mobiles compliqués qui décidèrent de l’issue d’une campagne où la politique joua un plus grand rôle que la stratégie.


I

Les Prussiens étaient entrés en France pleins de mépris pour l’armée qu’ils auraient à combattre, convaincus, sur la foi des émigrés, que les populations allaient les recevoir en sauveurs. Les villes ouvriraient leurs portes ; quant aux hordes révolutionnaires, on les balaierait jusque devant Metz, où le canon anéantirait ce que la peur n’aurait point dispersé. Ils trouvèrent les populations hostiles ; ils les traitèrent en peuple conquis et achevèrent de les exaspérer. La désillusion fut prompte. « Leur enthousiasme insensé et surtout leur exaspération contre nous dépassent la mesure et les