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en d’autres termes, que la morale philosophique, dans la plus haute et la plus large acception, ait toujours le dernier mot.

L’action directe de la philosophie ne s’étend guère au-delà d’un petit nombre d’esprits suffisamment éclairés pour comprendre ses théories et suffisamment bien disposés pour y prendre un sérieux intérêt. C’est faire encore un très bel éloge des philosophes, et beaucoup refuseraient d’y souscrire, que de les considérer comme une élite dont les enseignemens ne s’adressent également qu’à une élite. Tout le monde cependant philosophe plus ou moins, en notre pays surtout, si amoureux d’idées générales et de déductions logiques. Tout le monde philosophe à propos de religion, de politique, de questions sociales et de toutes les questions de morale publique ou privée. Jouffroy n’invoquait qu’un besoin naturel et universel de la raison dans sa célèbre hypothèse d’un pâtre inculte se posant de lui-même le problème de la destinée humaine. Lors même qu’on rejetterait l’innéité d’un tel besoin, il faudrait reconnaître, jusque dans les esprits les moins cultivés, une sorte d’infiltration de certaines doctrines philosophiques, et il faudrait également admettre que certaines tendances philosophiques ont pu pénétrer assez profondément et pendant assez longtemps dans les différentes couches intellectuelles pour devenir, par la transmission héréditaire, des qualités natives d’une race ou d’un peuple. Ces doctrines et ces tendances ont concouru, dans tous les temps et chez tous les peuples, à l’évolution des croyances morales, soit par un mouvement insensible, soit par ces soudaines et violentes explosions où le travail latent des idées se fait jour dans le déchaînement des passions populaires. Toutes les grandes révolutions, avec leurs bienfaits comme avec leurs erreurs et leurs crimes, ont là soit leur explication générale, soit quelques-unes de leurs principales causes, même chez les peuples qui, comme les Anglais, répugnent le plus aux conceptions purement philosophiques[1].

Rien n’est donc plus utile dans tous les temps, et particulièrement dans les temps de crise, que d’appeler l’attention sur les systèmes philosophiques de morale et de soumettre ces systèmes à une critique sévère, soit pour donner plus de force et de clarté à celui qui paraît le seul véritable ou du moins le plus près de la vérité, soit pour les détruire tous au profit d’une théorie nouvelle

  1. Le philosophe Locke, dans des écrits tout philosophiques, a fait, en présence des événemens et au début de leur développement historique et logique, la théorie de la révolution de 1688, la vraie révolution d’Angleterre suivant les Anglais ; et, dans la révolution avortée de 1649, les thèses philosophiques tenaient une grande place, à côté des thèses théologiques, chez les polémistes des deux partis, chez Milton et chez Hobbes par exemple, pour ne citer que les plus illustres.