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les mœurs. Il y a donc un perfectionnement moral en même temps qu’un perfectionnement de la morale ; mais nous ne voulons considérer que ce dernier, comme plus sûr et plus manifeste. Or le progrès des idées morales, à travers les crises qu’elles ont traversées depuis deux siècles, n’est pas douteux. L’ancienne morale, chez les théologiens et chez les philosophes, condamnait absolument le prêt à intérêt ; elle repoussait la liberté de conscience ; elle justifiait l’esclavage : sur ces trois points, — et nous en pourrions citer bien d’autres, — la conscience contemporaine, éclairée par la philosophie, n’éprouve aucune hésitation à porter, en théorie et dans la pratique, des jugemens tout contraires.

Une morale progressive est nécessairement une morale mobile, dont l’autorité, toujours discutée, est compromise par son évolution même. C’est une faiblesse, mais c’est aussi un avantage, non seulement pour l’avenir, dont le progrès est ainsi assuré, mais pour le présent. Kant, après avoir reconnu, dans l’existence de Dieu et dans la vie future, deux conditions nécessaires de la morale, s’applaudit de ne pouvoir donner de ces deux postulats une démonstration rigoureuse. Il serait dangereux, dit-il, que Dieu et l’éternité, avec leur majesté redoutable, fussent sans cesse devant nos yeux, sans nuages et sans voiles. On peut en dire autant de la morale elle-même. Sans doute, en ce qui concerne nos propres actes, elle ne saurait avoir une trop grande certitude. Elle trouve en nous trop d’obstacles pour pouvoir disposer absolument de notre conduite par la force irrésistible de ses argumens. « Si la géométrie, dit Leibniz, s’opposait autant à nos passions et à nos intérêts présens que la morale, nous ne la contesterions et ne la violerions guère moins, malgré toutes les démonstrations d’Euclide et d’Archimède. » La morale ne saurait donc, sous ce rapport, être trop rigoureusement démontrée. Mais elle ne règle pas seulement nos jugemens sur nous-même, nous lui demandons aussi nos jugemens sur autrui et nous y portons une sécurité, une intolérance d’autant plus grandes que nous nous croyons éclairés par une lumière infaillible. Nous nous reprocherions comme une défaillance d’accepter la discussion sur nos anathèmes, nous refusons d’entrer dans les motifs des actions qui nous révoltent et d’y faire la part d’une erreur possible, soit chez celui qui les a commises, soit dans notre propre jugement ; nous mettons volontiers de telles actions, non seulement en dehors de la morale, mais en dehors du droit ; car rien n’est plus difficile que de marquer d’une manière générale et surtout de reconnaître dans les cas particuliers la limite précise où la sphère du droit peut s’étendre jusqu’à la liberté du mal. Beaucoup s’indignent à la seule pensée que le mal puisse être respecté comme un droit ; ceux mêmes qui sont assez libéraux pour s’incliner en principe