Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/572

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme dans les siècles de foi, poursuivre leur prédication morale ; elles ne font que prêter au devoir une force nouvelle sans entraver la force naturelle qu’il possède dans toutes les âmes.

Ainsi comprise et justifiée, la morale théologique maintient ses droits ; mais elle ne les maintient qu’à la condition de les reconnaître elle-même comme secondaires et subordonnés. Les théologiens ne peuvent engager, sur les questions morales, avec les incrédules que des discussions toutes rationnelles. Ils ne peuvent se refuser, dans bien des cas, à des discussions du même genre avec les croyans eux-mêmes. Ils ne sauraient prétendre, en effet, que la foi ait tout prévu et tout réglé et s’ils élevaient cette prétention, ils ne la feraient accepter d’aucun esprit éclairé. De nos jours surtout et dans notre pays, la foi ne conserve son empire que sur deux sortes d’esprits : une petite minorité de sectaires et de fanatiques, résolue d’avance à une soumission aveugle, quelque point de conduite ou de doctrine qui lui soit imposé par un représentant quelconque de l’autorité religieuse, et une masse considérable, dans tous les rangs de la société, d’intelligences plus ou moins libres, qui n’entendent ni se séparer de l’église à laquelle elles appartiennent par la naissance et par l’éducation première, ni lui abandonner sans contrôle et sans réserve la direction de leurs pensées et de leurs actes. C’est cet état d’esprit que Littré, dans une remarquable page des derniers temps de sa vie, appelait « le catholicisme suivant le suffrage universel » et qu’il recommandait à la prudence des théologiens comme des politiques. Il flétrissait avec raison ces fanatiques de la libre pensée pour qui rien ne compte dans le pays en dehors de leur petite église ; mais sa haute et sereine impartialité n’avait pas plus de ménagemens pour ces défenseurs également excessifs de la foi qui continuent à parler au nom d’une immense majorité de croyans, mais qui raisonnent et agissent comme si cette majorité se réduisait au petit troupeau de leurs dociles et aveugles sectateurs. Le double danger dont la morale théologique, renfermée dans ses justes bornes, peut répudier la responsabilité, ne serait que trop réel pour une morale exclusivement fondée sur la foi. D’un côté, les croyances morales risqueraient d’être entraînées dans le naufrage des croyances religieuses et, en disparaissant, elles ôteraient aux croyances religieuses leur meilleur point d’appui pour ressaisir les âmes ; d’autre part, tout désaccord sur une question de morale se résoudrait dans un désaccord sur une question de foi, et le dogme théologique se trouverait compromis dans toutes les révoltes de la passion ou de la raison elle-même contre certaines maximes de conduite.

Ce dernier danger aurait pour conséquence un péril non moins grand pour la morale elle-même. C’est une tendance naturelle aux