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ne veux pas discuter pour le moment cette espérance. Je remarquerai seulement que ce progrès sur lequel on compte, pour la diffusion de la nouvelle morale, serait singulièrement entravé par le refus ou plutôt par l’impossibilité de discuter avec tous ceux qui ne se sont pas entièrement dégagés de l’ancienne. Je remarquerai encore que la petite église de la « morale naturaliste » se réduirait à de bien infimes proportions si elle ne devait comprendre que ceux qui apportent dans leurs négations des convictions raisonnées et un intérêt exclusivement scientifique. Pour ne considérer que le libre arbitre, la plupart de ceux qui le rejettent n’obéissent guère qu’au désir de s’affranchir de tout devoir ; et le sacrifice de la passion à la raison ne leur paraîtra pas plus acceptable lorsqu’on essaiera de l’obtenir en faisant mouvoir, comme dit M. Fouillée, a un des ressorts possibles de l’automate intelligent et sensible » que lorsqu’il était imposé sous la forme brutale de « l’impératif catégorique, » ou d’un « commandement de Dieu. »

Quelles que doivent être les destinées de la morale naturaliste, il est donc certain que la très grande majorité des esprits continue à réclamer et réclamera d’ici longtemps encore la solution, ou tout au moins la discussion de ces problèmes d’un ordre supérieur à celui de la nature qui s’appellent le libre arbitre, le fondement et la sanction de la loi morale, l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme. Les uns ont, sur toutes ces questions, des convictions arrêtées, dont ils font honneur à la lumière naturelle ou à une foi surnaturelle. Les autres ont des doutes qui se refusent aux meilleurs raisonnemens comme aux plus pressantes adjurations des croyans, mais que ne satisfait pas davantage la prétention absolue de leur interdire jusqu’à l’examen de telles questions. Beaucoup, par indifférence plutôt que par parti-pris, s’abstiennent d’y penser et souffrent impatiemment que leur attention soit appelée sur des matières aussi abstraites ; mais ils ne voudraient pas s’engager à s’en désintéresser complètement, et plus d’un y pensera peut-être de lui-même devant une de ces épreuves qui troublent tout d’un coup les existences les plus heureuses et les consciences les plus libres de tout souci sérieux. Il faut donc à la plupart des âmes, au moins pour le temps présent et pour un avenir plus ou moins long, une morale qui ne se dégage pas systématiquement de toute considération supérieure à l’ordre des faits positifs. Toute la question est de savoir à quelles sources doit se chercher cette morale, si elle doit être théologique ou philosophique.


IV

Rien n’est plus légitime que les efforts de la foi religieuse pour donner à la morale, dans toutes les consciences qui lui sont ouvertes