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répugnances, non pour le caractère moral ou immoral de l’acte lui-même, mais pour ses mobiles et pour son but.


III

Que faut-il conclure de ces étranges contrastes dans les consciences contemporaines ? Il est certain qu’on ne peut compter sur les principes professés pour éclairer les jugemens et pour déterminer les actes dans les cas particuliers ; mais il ne s’ensuit pas qu’il ne faille plus compter avec les principes. Si un grand nombre d’âmes repoussent avec dédain, et quelquefois même avec colère, les bases traditionnelles qu’assignent à la morale les dogmes religieux ou les systèmes philosophiques, beaucoup leur sont restées profondément attachées, alors même qu’elles en témoignent un médiocre souci dans leur conduite. Un plus grand nombre encore, plus ou moins atteintes, mais non complètement envahies par le scepticisme contemporain, sont loin d’avoir pour ou contre les principes religieux ou philosophiques de la morale un parti-pris absolu. Ces principes subsistent donc, entre les croyans, les hésitans et les sceptiques, comme l’objet premier et inévitable des discussions morales. En vain déclare-t-on que c’est la base la plus chancelante, on ne gagne rien sur les âmes qui se maintiennent résolument sur cette base ou qui ne s’en sont pas absolument détachées, si on n’y descend pas avec elles pour leur en montrer la fragilité. Les meilleures y tiennent d’autant plus qu’elles y trouvent ou croient y trouver le plus sûr soutien de leur vertu. Les plus légères sont d’autant moins tentées de les rejeter qu’elles n’en éprouvent aucune gêne dans la pratique et qu’elles ne leur demandent que la satisfaction d’un certain besoin de croire ou la consécration de certaines bienséances mondaines. « Il est des morts qu’il faut qu’on tue, » a dit un poète contemporain. Or, quand de tels morts, au lieu de se laisser paisiblement enterrer, nous obligent à nous battre contre eux, on peut bien tenir pour incontestable leur acte de décès, il n’en faut pas moins agir avec eux comme s’ils étaient vivans.

De sages esprits ont cru trouver, en dehors de ces principes, si obstinément réfractaires à leur arrêt de mort, un terrain plus solide, dans un certain ordre de faits sur lesquels il semble que tous les hommes puissent se mettre aisément d’accord. Ce sont les faits de la nature humaine, étudiés à la manière des sciences positives, par la physiologie ou la psychologie, par l’anthropologie ou par l’histoire. Ce ne sont pas des principes dans le sens métaphysique du mot ; ils constituent ce que M. Herbert Spencer appelle « les données de la morale, the data of ethics, » et M. Fouillée « la physique