Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/563

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les vices garderont l’habit laïque et mondain ; mais, sous la différence du costume, le fond sera à peu près le même.

Nous ne mettons pas en cause, chez les écrivains eux-mêmes, les sentimens intimes qui peuvent se cacher sous ce mélange d’une extrême sévérité de principes et d’une extrême liberté d’imagination et de langage ; le succès de leurs productions nous intéresse seul comme symptôme d’un curieux état de mœurs dans la société contemporaine. Si les journaux de droite et de gauche qui flattent à l’envi les goûts les plus légers et les passions les plus malsaines trouvent tant de lecteurs, c’est sans doute qu’une grande partie de la société éprouve à la fois le besoin d’affirmer hautement les principes les plus divers en politique, en religion et en morale, et d’oublier, dans l’uniformité de ses mœurs, la diversité de ses principes.

Il est également instructif d’observer, en dehors des journaux, dans les romans et au théâtre, la peinture de la société contemporaine. Les allusions y sont fréquentes aux divisions politiques et religieuses : elles ne visent que l’attitude extérieure des personnages ; elles n’éclairent en aucune façon leurs actions. Tel héros de roman ou de comédie exalte avec emphase le progrès des lumières et des mœurs ; tel autre déplore, sur le ton de Jérémie, notre décadence intellectuelle et morale ; ils se classent ainsi dans des partis ou plutôt dans des mondes opposés, mais ils n’y trouvent que des cadres différens pour des tableaux semblables, dont la moralité se résume dans ce mot à la fois si triste et si gai d’une comédie contemporaine : « C’est égal, c’est tout de même bien amusant de vivre à une époque de décadence ! » Deux romans ont paru dans le même temps dont les héros sont des ministres de la troisième république. L’un appartient au parti royaliste ; il est l’orateur en renom des soutiens du trône et de l’autel. L’autre est républicain, et la gauche anticléricale est fière de son éloquence. C’est, entre eux, la principale et presque l’unique différence. Rien, au fond, ne serait changé dans les deux romans si Numa Roumestan était républicain et Sulpice Vaudrey royaliste.

Ce n’est pas seulement dans la vie privée que les partis politiques, malgré l’opposition de leurs principes, montrent un singulier accord, c’est dans les jugemens et les actes où cette opposition devrait surtout se manifester, c’est dans l’ordre politique lui-même et dans les questions de morale publique. Nous ne parlons pas de cette émulation dans la violence dont semblent se faire un honneur, à droite comme à gauche, les partis extrêmes. Nous ne voulons pas non plus rappeler la facilité avec laquelle, sur une foule de questions, les partis échangent leur manière de voir dès qu’ils passent de l’opposition au pouvoir ou du pouvoir à l’opposition. Nous avons