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les temps antérieurs et elles n’ont pas cessé de trouver leur explication dans la sollicitation des intérêts et dans l’entraînement des passions. Ce qui est nouveau, ce ne sont pas les actes immoraux ou criminels et leurs causes les plus ordinaires, ce sont les paradoxes qui tendent à les justifier et qui se discutent sérieusement dans les familles, dans les réunions mondaines, dans toutes les relations où le conflit des intérêts et des devoirs est l’aliment naturel de la casuistique. La littérature contemporaine, au théâtre, dans les romans, dans les journaux, vit de ces controverses, et elle contribue à les entretenir dans la société ; mais elle ne les crée pas, et l’action qu’elle exerce sur les mœurs n’est que le contre-coup de celle que les mœurs exercent sur elle. L’œuvre littéraire n’est même qu’un écho imparfait des discussions du monde ; car elle ne s’attache qu’à certaines passions plus ou moins nobles, telles que l’amour ou l’ambition, ou si, sous prétexte de réalisme, elle descend à quelques-unes des plus basses, comme l’ivrognerie, elle semble considérer comme indiscutables les règles de la probité. Or bien des actes d’indélicatesse trouvent des apologistes dans les conversations privées et parfois même dans des discussions publiques. On sait quelles hautes sympathies ont rencontrées publiquement certaines fraudes commerciales qui ont prétendu se faire absoudre, parce qu’elles ne font tort qu’à la bourse des consommateurs sans mettre en danger leur santé. Et si quelque pudeur contient l’audace de ces apologies quand elles se produisent au grand jour, qui ne sait avec quelle franchise elles s’étalent dans un petit cercle et quelle complaisance elles y rencontrent ? combien on est porté à se railler des consciences trop scrupuleuses, qui gâtent les affaires par un excès de probité ou qui se refusent à toute fraude au détriment du trésor public ou de certaines industries privées, telles que les chemins de fer, les bateaux à vapeur, les omnibus ? Or, dans la discussion de ces questions de casuistique, on n’oppose pas seulement les maximes aux maximes, les définitions du devoir à d’autres définitions anciennes ou nouvelles, on est ramené par un courant irrésistible à ces premiers principes que le positivisme et la critique de nos jours prétendent en vain condamner à un éternel oubli ; on ne peut produire aucun argument qui n’oblige à les invoquer, ne fût-ce que pour les combattre ; il n’existe au-dessous d’eux aucune maxime, aucune règle qui ait par elle-même assez de consistance pour offrir aux discussions une base suffisante et pour en bannir toute métaphysique. Nos assemblées politiques, nos réunions publiques, nos salons les plus frivoles, se transforment à certains jours, par l’entraînement naturel d’une controverse sur des questions toutes pratiques, en académies ou en conciles. J’ai vu plus d’une fois les questions de l’existence de Dieu