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flux de sensibilité où la sensualité se coule, et cette manière d’être humain où se trahit, en effet, l’homme. Son valet vient prévenir Hardouin que plusieurs visiteurs le demandent : « Au diable ! » Et puis une femme : « Une femme ! » il prend un visage gai. Une femme en deuil, sans doute une veuve. « Jolie ? — Triste, mais assez bonne à consoler. » Après cela, le valet peut annoncer d’autres quémandeurs ; Hardouin, à chaque annonce, répète seulement : « Faites entrer la veuve. » La voici ; elle a le pied petit et des mains ! .. « Parlez, madame, parlez. — Vous voyez la créature la plus malheureuse. — Vous méritez un autre sort, et avec les avantages que vous possédez, il n’y a point d’infortune qu’on ne fasse cesser. » Elle vante le mari qu’elle a perdu, un martyr du devoir, qui mit son équipage dans la chaloupe et se laissa couler avec son vaisseau. « C’était un brave homme, conclut Hardouin, et je n’ai jamais rien vu de plus intéressant que sa veuve. — Si je venais à mourir, que deviendrait mon pauvre enfant ? — Vous êtes jeune, vous êtes fraîche… » Elle s’en va, fort assurée du zèle de Diderot,.. pardon ! de M. Hardouin ; mais plus que jamais, cette fois, on peut s’y tromper. Elle revient une heure après : « Si je vous importune, ne vous gênez point… — Non, madame, les malheureux et les femmes aimables ne viennent jamais à contretemps chez celui qui est bienfaisant et qui a du goût. » Elle se récrie que souvent, à sa seconde visite, elle a été mal reçue par les gens qu’elle sollicitait ; il proteste ! « Vous me parlez là de gens sans âme et sans yeux. » Elle a rencontré des hommes pires encore : « On n’ose dire à quel prix ils mettent leurs services : cela fait horreur. » Et lui, qui, dans l’intervalle, s’est attribué la paternité que l’on sait, ne peut s’empêcher de sourire : « Malgré leur peu de délicatesse, je les conçois plus aisément. — Ah ! monsieur, vous êtes presque le seul bienfaiteur honnête que j’aie rencontré. — Hélas ! madame, peu s’en faut que je ne rougisse de votre éloge. » Le brevet de la pension arrive ; suffoquée de joie, Mme Bertrand se trouve mal. Hardouin ne manque pas « d’écarter son mantelet » et de « la mettre un peu en désordre ; » elle ne s’en aperçoit qu’un moment après et parait confuse ; il la rassure : « Vous n’avez jamais été de votre vie aussi touchante ! .. » En vérité, n’est-ce point ici, à la fois, de bonne comédie et de bonne histoire ? L’auteur ne se connaît-il pas lui-même de façon plaisante, et ne met-il pas à se confesser une bonne humeur parfaite ? Ces quelques touches auraient manqué au portrait du peintre. On voit, même, tandis que le rayon de la charité luit sur son front, passer sous sa robe de chambre le « pied de satyre » signalé par Sainte-Beuve. Au moins retrouve-t-on l’homme qui écrivait à Falconet : « J’ai une amie. Entre ses bras, ce n’est pas mon bonheur, c’est le sien’ que j’ai cherché ; » et à cette amie : « Qu’il est doux d’ouvrir ses bras, quand c’est pour y recevoir et pour y serrer un homme de bien ! »