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Mais Hardouin, notre héros, n’est pas une tranche de l’auteur, c’est l’auteur ; c’est au moins une ébauche de Diderot, mais de Diderot tout entier, reconnaissante à plusieurs de ses traits caractéristiques : c’est donc une ébauche vivante.

L’écrivain, sans doute, n’a pas acquis pour cela « le talent dramatique ; » mais pour que ce héros fût animé, il n’a pas eu besoin de a s’y transformer, » il n’a eu qu’à « le transformer en lui, » ou plutôt il n’a fait que s’y produire. Diderot ne pouvait fournir qu’un seul personnage de théâtre, et justement le voici : c’est lui-même, tel qu’on se le figure dans sa « vieille robe de chambre » et sans rien qui le « mannequine. » Or, comme l’a fort bien dit M. Scherer, « ce qu’il y a de plus intéressant dans les œuvres de Diderot, c’est Diderot lui-même. » Voilà précisément ce qui fait la valeur unique de celle-ci, sa vertu dramatique, ou du moins ce qu’elle en a, et l’intérêt familier que nous y prenons ; c’est le monstre en personne, que nous regardons se démener et que nous entendons crier : comment ne serait-ce pas un plaisir ?

Voyez Hardouin : « il perd son temps et son talent peut-être un peu plus agréablement que la plupart des gens de lettres. » N’est-ce pas là ce Diderot, dissipé en tant de distractions et de besognes, qui écrivait un jour : « Je n’ai pas la conscience d’avoir employé la moitié de mes forces ; jusqu’à présent, je n’ai que baguenaudé ? » N’est-ce pas ce Diderot qui, plus tard, vers la fin de sa vie, en marge d’un chapitre de Sénèque sur le nombre des années perdues, écrivait mélancoliquement : « le n’ai jamais lu ce chapitre sans rougir, c’est mon histoire ? » Hardouin, comme on l’interroge en face sur l’usage de son temps et de son talent, répond avec douceur : « Ma foi, je les donne à tous ceux qui en font assez de cas pour les accepter. » N’est-ce pas ce Diderot qui s’écriait : « Qu’ai-je de mieux à faire que d’accorder une portion de ma vie à celui qui m’estime assez pour solliciter ce présent ? » Hardouin, même accablé d’affaires, reçoit un inconnu : « Si c’était quelque jeune auteur qui eût besoin d’un conseil et qui vînt le chercher de la porte Saint-Jacques ou de Picpus ? un homme de génie qui manquât de pain ! Cela peut arriver. » A cette réflexion, je retrouve l’auteur des Salons, cette merveille, — commencés pour « fourrer la boutique de Grimm ; » et l’auteur d’un Avis au public sur une pommade à faire pousser les cheveux, dont l’inventeur, apparemment, menaçait de mourir de faim ! Je le retrouve aussi, à cette promesse qu’Hardouin fait à M. de Surmont, le poète : « Si nous réussissons, le succès sera pour votre compte ; si vous tombez, la chute sera pour le mien. » Je le retrouve encore à cette description d’une vie écartelée par tant de soucis : « Je suis obsédé d’embarras : j’en ai pour mon compte, j’en ai pour le compte d’autrui ; pas un instant de repos. Si l’on frappe à ma porte, je crains d’ouvrir ; si je sors, c’est le chapeau rabattu sur les yeux. Si l’on me relance en visite, la pâleur me vient. Ils sont une nuée qui