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qu’elle est un art dont les moyens et le langage sont de leur nature vagues et indéterminés. En conséquence, nous avouons, avec les adversaires de l’école sentimentale, que, si les « qualités substantives » du sujet lui échappent, elle peut en montrer les « qualités adjectives. » Mais à quoi bon ces arguties de philosophe ou de rhéteur pour celui qui atteint son but ? Qu’importe que les moyens soient directs ou réflexes si la fin est la même ?

Quant à modifier le sens de toute musique par le changement des paroles, cela demande peu d’habileté. Les plus prudens et les plus fins peuvent être dupés par ces adaptations, ce qui d’ailleurs ne prouve rien, ni contre eux ni contre la musique. Le meilleur et le plus digne est de ne pas se les permettre. Nul doute aussi que le compositeur ne puisse rendre d’une seule manière des pensées opposées ; Gluck et Händel ont usé de cette liberté. Du reste, la possibilité d’une adaptation nouvelle quelconque, parodique ou sérieuse, ne saurait rien prouver contre la doctrine de l’expression. Que, « dans l’ouverture de la Flûte enchantée, l’allegpo, transformé en une dispute entre brocanteurs juifs, s’adapte d’une façon surprenante aux paroles comiques, » cela n’a rien de bien étrange. Cette ouverture n’en reste pas moins une belle œuvre de musique instrumentale : c’est tout ce que voulait Mozart. Oui, le champ est immense sur lequel on peut exercer ses caprices et ses fantaisies. En effet, « tout motif musical a la conscience large. » Ce qui n’empêche pas la musique de contenir bien plus que la parti assignée par les nouveaux esthéticiens. Que contient-elle, d’après eux ? « Pas autres chose que des formes sonores et mouvementées. » Nous en convenons un moment, quoique ce terme de « formes mouvementées » puisse donner prise à des objections. Mais alors la musique sera-t-elle capable d’éveiller en notre âme autre chose que l’admiration ? Non, sans doute ; mais, suivant nous, cela ne suffit pas. D’autres arts, la peinture entre autres, ont aussi le beau pour objet et provoquent pourtant des sentimens divers. Si ces « formes mouvementées » nous font éprouver des sensations différentes, prenons garde de glisser peu à peu vers l’école du sentiment. Comparer enfin, comme le philosophe allemand, la musique à « l’arabesque, » même à « l’arabesque vivante, » ici, nous devons l’avouer, toute analogie nous échappe, et nous pardonnons volontiers au savant esthéticien cette innocente raillerie. Nous savons bien que ce nom « d’arabesque » a été donné par Schumann à une composition d’un travail si exquis et d’une forme si gracieuse qu’il a peut-être forcé la pensée du critique, mais ici encore, le musicien a mis son titre à bon escient, et nous saurons gré au lecteur de nous dire si les œuvres de Bach, de Händel, ou de Beethoven ont jamais éveillé dans on esprit une idée d’arabesque.