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peuvent avoir, ou bien que, si jamais ils en ont une, ce sera tant pis pour eux, » ce n’est là qu’une simple boutade. Pourquoi donc les Français n’auraient-ils pas de musiciens, alors qu’ils ont des peintres et des poètes ? Pourquoi leur permettre tous les arts, à l’exclusion d’un seul ? Assurément ces assertions sont aussi puériles que cette autre du même philosophe, que « la langue française est inapte à la musique, » théorie qu’il faillit payer cher, et dont il eut à subir le plus éclatant démenti, et d’un Allemand, qui plus est. Au résumé, le meilleur de ces controverses a été de nous laisser des œuvres qui resteront comme des modèles de bon goût, si elles ne sont pas des modèles de critique, des pages inimitables comme la Lettre sur la musique française, le Poème lyrique de Grimm, le Petit Prophète de Bœlimischbroda, et bien d’autres. Ajoutons qu’elles faisaient un certain bruit en Europe, et qu’elles préparaient à la musique une évolution nouvelle.

Moins brusquement que les Bouffons, un opéra de Gluck venait d’entrer en France. Nous sommes en 1764. Depuis deux ans bientôt, l’Orphée italien poursuivait à Vienne son éclatant succès. La partition tombe par hasard entre les mains de Grimm. Écoutons le critique allemand, jugeant son compatriote le musicien : « Cet ouvrage, dont j’ai eu l’occasion de voir la partition, m’a paru à peu près barbare. La musique serait perdue si ce genre pouvait s’établir ; mais j’ai trop bonne opinion des Italiens, nos seuls maîtres dans les arts, pour craindre que ce faux genre leur plaise jamais. » Qu’on se rassure : ce jugement n’est pas définitif. Il n’empêchera pas le philosophe de proclamer, dix ans plus tard, que ce même Orphée est « la musique la plus sublime que l’on ait peut-être jamais exécutée en France. » Mais plus d’un pense comme lui, car, « après un intervalle d’un peu moins de trois années, il s’était acheté neuf exemplaires de cette partition[1]. » Gluck ne se disposait pas moins à venir en France, où il devinait, avec raison, que sa musique trouverait la meilleure hospitalité. Il savait que le terrain lui était dès longtemps préparé. Avec Calsabigi, il a compris que la poésie peut être vraie, comme elle l’est dans le drame antique ; il ne s’adressera donc plus à Métastase, le poète abbé, qui est à Racine ce que le cavalier Bernin est à Michel-Ange ; il ira chercher son inspiration aux sources les plus pures de l’antiquité. « Quelque talent qu’ait le compositeur, écrit-il, il ne fera jamais que de la musique médiocre si le poète n’excite pas en lui cet enthousiasme sans lequel les productions de tous les arts sont faibles et languissantes. »

Alceste est jouée à Vienne et soumet bientôt le public. Après

  1. Gluck et Piccinni, par Gustave Desnoiresterres. Paris ; Didier.