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est que l’admiration de l’étranger risque de nous faire perdre nos traditions de famille et de race. Que les concerts de musique classique nous aient dévoilé tout à coup des hommes tels que Bach, Händel, Haydn ou Beethoven, et, qu’après un demi-siècle, nos compositeurs se soient un beau jour aperçus qu’ils faisaient fausse route, c’est là, sans contredit, un inestimable bienfait. Nous comprenons donc sans peine les sentimens qui les ont agités, lorsque, au-dessus d’un ancien idéal, étroit et purement sensuel, ils ont entrevu un art nouveau, noble et sacré comme une religion. Mais qu’est-il arrivé ? Mus par un de ces ressorts si puissans dans le caractère français, ils n’ont plus marchandé leur admiration, et, loin de disputer la place à l’envahisseur, ou, ce qui valait mieux, d’essayer de rivaliser avec lui, ils n’ont tâché qu’à lui ressembler. L’expiation était inévitable : ceux qui avaient la grâce en partage ont eu l’affectation ; ceux qui avaient la clarté, ce soleil de notre musique et de nos lettres, n’ont eu désormais que le vague et l’indéfini.

Certes les modèles étaient illustres et dignes d’admiration, car nous savons aussi bien que personne la part immense qui revient à l’Allemagne, et les éternels monumens de gloire qu’elle s’est élevés par la musique symphonique ; mais nous ne savons pas moins que si son génie a ouvert à la musique des voies nouvelles, la France en a ouvert autrefois, elle aussi, par où les maîtres allemands se tinrent heureux de passer. Si l’Allemagne peut s’enorgueillir aujourd’hui de noms incomparables, si elle a trouvé des formes musicales plus en rapport avec sa nature et ses mœurs, d’autres sont venus avant elle qui lui ont légué des leçons profitables. Au sortir de cette guerre de trente ans qui avait étouffé en elle toute aspiration d’idéal, n’a-t-elle pas dû recourir à ses voisins et commencer par porter sur ses théâtres les opéras de la France et de l’Italie ? Et devons-nous rappeler enfin que ses plus grands maîtres, même ses plus fiers novateurs contemporains, n’ont fait en somme qu’appliquer des principes esthétiques formulés par Gluck il y a plus d’un siècle ? et que Gluck lui-même était l’héritier naturel de Lully et de Rameau ? Qu’on ne s’étonne donc pas de nous voir prendre la défense d’un passé qu’il semble de bon goût d’oublier aujourd’hui ; avant de parler de nos premiers musiciens, nous devions insister sur les services rendus à un art qu’ils ont pour ainsi dire créé, et qui plus tard a porté de tels fruits.


I

On ne saurait en effet toucher à ce sujet sans constater avant tout l’état précaire de notre musique au moment où le drame lyrique