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Le fond de la caverne, d’un sable très fin, est couvert de fientes de chauves-souris répandant une bizarre odeur musquée, et criblé d’empreintes de singes qui ont formes de petites mains humaines. Çà et là sont posés de vieux vases de marbre, ou des autels pour les sacrifices bouddhistes.

Il y a aussi comme de très longs, de très gigantesques serpens bruns qui se laisseraient pendre du haut de la voûte jusque par terre, — ou bien des câbles énormes, d’un luisant de bronze, qu’on aurait tendus dans toute la hauteur de cette nef... Ce sont des racines de lianes, millénaires peut-être, dépassant toute proportion connue. — Et les orangs, qui s’enhardissent, font mine de vouloir descendre le long de ces choses, pour nous voir de plus près, familiers qu’ils sont du sanctuaire.

Voici maintenant un groupe de quatre bonzes en robe violette, qui étaient venus par derrière sur nos pas, et qui apparaissent aux plus hautes marches de l’escalier, dans la trouée par où nous sommes entrés. D’abord ils s’arrêtent là, au débouché du couloir souterrain, dans la pénombre couleur d’eau marine, — tout petits entre les dieux et les monstres. Et puis, pour venir à nous, ils descendent d’un pas rythmé, inondés peu à peu de reflets plus verts. Cela semble une scène ultra-terrestre, une entrée rituelle d’Esprits dans les demeures des cieux bouddhistes

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— « Il faut boire, encore boire, tchountchoun. » Et cet alcool chinois, que Lee-Loo disait très nécessaire pour les visites chez les Dieux, très favorable aux communications avec les Esprits, à la fin nous endort.

Après cette chaleur du jour, cette fatigue de la jonque, étendus maintenant sur ce sable d’en bas, nous avons des sensations d’engourdissement dans de l’eau, de repos dans du froid; les choses s’obscurcissent, nous ne voyons plus qu’une indécise transparence verte ; des dieux bleus et roses il nous reste le souvenir seulement, avec l’impression d’être regardés toujours par leurs gros yeux fixes ; — et puis, à mesure que nous devenons plus immobiles, la notion confuse d’un va-et-vient commencé sans bruit autour de nous par des personnages pas tout à fait humains ; — descentes silencieuses, glissemens de silhouettes le long de cordes tendues : — les grands singes qui arrivent...

Ensuite le sommeil, absolu et sans rêves...


PIERRE LOTI.