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Tout l’effort d’impulsion se fait dans leurs reins souples, moulés sous des tuniques collantes et dont on croit, à chaque secousse en avant de la jonque, sentir sur son propre corps la poussée troublante.

Autour de nous, il y a toujours les infinis de velours vert où la lagune se traîne en long serpent, et, en haut, l’obscurité sinistre de ce ciel où rien ne bouge.

Nous avançons cependant, aidés par une espèce de courant que rien ne trahit à la surface tranquille, par une espèce de vitesse latente qui est dans ces eaux lourdes.

La Montagne-de-Marbre se rapproche toujours ; à chaque tournant de la lagune, elle est plus près ; au milieu de la plaine unie elle semble un grand écueil au milieu d’une mer; elle découpe sur le ciel ses dentelures exagérées, invraisemblables; elle est verticale, surplombante ; on dirait une pagode gigantesque dans la platitude d’un désert.

Nous abordons à la rive basse, dans la vase, dans les herbages. Il faut passer au milieu des buffles, qui se sont tous attroupés, immobiles; tous les cous sont tendus, en arrêt; tous les naseaux ruisselans sont dilatés, flairant l’Européen qui arrive.

J’ai peur de tous ces gros yeux qui me regardent, de toutes ces cornes. — Lee-Loo dit : « N’avance pas! » — Eux, les Asiatiques, qui n’ont rien à craindre, vont appeler des laboureurs qui travaillaient dans les rizières. Tous gens d’Asie, aimés des buffles, ils font la haie, et je passe.

Après les herbages, des sables arides, une désolation toute plate, des aloès bleus, un air de Sahara.

La Montagne-de-Marbre se rapproche; de loin elle était d’un violet d’évêque, à présent elle est d’un gris sombre ; étrangement déchiquetée, contournée à la chinoise, avec toutes sortes de verdures extraordinaires qui s’accrochent, s’enchevêtrent et retombent. — Autour, rien que les sables désolés. — Pourtant on sent qu’on approche de quelque lieu saint : çà et là commencent à paraître des tombes, anciennes, bizarres, — marquant des places où ont pourri des mandarins et des bonzes. — Puis des aiguilles naturelles, de marbre gris, sortent par places du sable uni, comme des flèches d’église. — Et la Montagne-de-Marbre elle-même, qui est là tout près de nous, surplombant nos têtes, n’est qu’un assemblage insensé de flèches disloquées, penchées, désagrégées : ce qui surprend c’est leur hardiesse et leur hauteur, et comment elles tiennent, et comment il y pousse tant d’admirables plantes fleuries.

... C’est tout plein de monde, là-haut! — Du monde qui accourt, qui se perche sur les pointes, qui écarte les branches pour regarder qui arrive. — De vilaines figures,.. de longues queues,.. Ah!