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pas leurs dépêches à la tribune, qu’on ne les communiquât point toutes vives aux journaux. « Le ministère britannique est le plus secret de toute l’Europe ; on lui en reconnaît même le droit, parce qu’il est responsable. » Quant à la France, « elle a besoin d’avoir plus que jamais un gouvernement ferme et actif pour conserver le langage et l’attitude d’une puissance. Nous en avons besoin aussi pour continuer à la représenter avec courage. »

La désillusion perce sous la forme très réservée de ces Lettres sur les Anglais, que Talleyrand commençait à écrire, et qui, lues à distance, nous présentent moins les pièces d’une négociation qui se déroba toujours que les jugemens et les avis d’un des plus sagaces observateurs que rencontra jamais un ministre des affaires étrangères. Il fallait bien s’en tenir à la critique, aux exposés, aux définitions et aux conseils ; le dédain ou la prudence du ministère anglais réduisaient les envoyés de Dumouriez à ces occupations tout académiques. Après les avoir fait attendre près d’un mois, lord Grenville se contenta de leur transmettre, le 24 mai, une proclamation qui fut publiée le 25 : l’Angleterre exprimait son regret de la guerre ; elle promettait de respecter les traités ; elle exprimait le désir de demeurer en paix avec la France et le vœu que la France y contribuât « en faisant respecter les droits de Sa Majesté et de ses alliés. » Lord Grenville désignait par cette dernière phrase la Prusse et la Hollande. Conseiller à Dumouriez de ménager la Prusse, c’était prêcher un converti ; il était disposé, pour la Prusse, à bien autre chose qu’à des ménagemens. Il aurait voulu la gagner à tout prix. Mais.il était trop tard : la propagande qui éloignait les Anglais de l’alliance poussait les Prussiens à la guerre.

A Berlin, le parti français était réduit au silence. Les nouvelles de Paris le discréditaient chaque jour davantage. Se montrer pacifique, c’était passer pour jacobin. La coterie, ou, comme on disait, « la clique » des théosophes triomphait bruyamment. On était en pleine réaction politique et religieuse. Frédéric-Guillaume, esprit borné, nature violente, brûlait de s’illustrer par l’anéantissement d’une révolution qui menaçait toutes les couronnes. Il se voyait pénétrant en France à la tête de l’armée des rois coalisés, pacifiant l’Europe, relevant le trône des Bourbons, écrasant l’infâme en son propre foyer. Les émigrés, qui savaient flatter ses faiblesses, acclamaient en lui le sauveur de la monarchie et lui promettaient l’alliance de la royauté restaurée. Ils l’assuraient qu’à l’apparition de ses troupes, au premier son de ses fifres, on verrait se disperser les hordes révolutionnaires et s’ouvrir d’elles-mêmes les portes des citadelles. Les souvenirs de l’expédition de 1787, dans laquelle les Prussiens avaient mis en déroute, presque sans combat, les patriotes