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D’ailleurs, ce qui le regarde n’a rien à faire avec l’armée que vous commandez. » Vainement le prince Charles lui-même, à peine arrivé, avait-il reçu par une voie secrète, mais très sûre, avis de la conclusion du traité d’union de Francfort ; cet avertissement, transmis par lui à son frère, ne fut pas écouté : c’était encore Frédéric qui faisait courir ces bruits pour répandre l’alarme. Enfin, la facilité avec laquelle s’était accompli le passage du Rhin acheva de persuader à la reine que tout désormais devait lui réussir : « Que les choses aillent seulement bien sur le Rhin, écrivait son conseiller Bartenstein, et jamais le roi de Prusse, qui suit toujours la fortune, n’osera se mettre contre nous[1]. »

Ce fut donc un grand mécompte lorsqu’il fallut enfin se convaincre que cette invasion du sol français, si heureusement commencée, mais si témérairement entreprise, bien loin de faire reculer Frédéric et d’intimider ses mauvais desseins, le décidait au contraire à faire brusquement un pas en avant et à jeter le masque. Le péril de la situation apparut alors dans toute sa réalité. Tandis qu’une puissante armée prussienne allait se précipiter sur la Bohême, menaçant Prague, peut-être même Vienne, on n’avait en face d’elle, pour lui tenir tête, que le corps d’armée qui occupait la Bavière et qui avait lui-même fort à faire pour garder cette conquête et prévenir un retour offensif de son souverain légitime. La principale armée autrichienne se trouvait engagée à plus de cent lieues de son centre naturel d’action, ayant mis le Rhin entre elle et l’Allemagne et voyant arriver le gros des forces françaises commandées par Louis XV, qui pouvait, par une manœuvre heureuse, soit la jeter dans le fleuve, soit lui en interdire l’accès. Le désappointement fut vivement ressenti dans le cabinet et presque même dans tous les rangs de la population de Vienne, et se traduisit, comme c’est assez l’ordinaire chez les esprits faibles, par une explosion de colère et cette attitude de fanfaronnade qui cache mal la terreur. Il n’y avait point d’épithète injurieuse qu’on ne prodiguât à Frédéric : « Voilà bien, écrivait le grand-duc à son frère, l’abominable caractère de ce monstre… Je reconnais l’infamie du roi de Prusse, qui est plus infâme que jamais ! Mais nous allons donner de toutes nos forces pour non-seulement le chasser de Bohême, mais même de la Silésie et au-delà, car je me flatte qu’on le rosse comme il faut, et il le mérite, n’ayant ni foi, ni honneur, ni religion. Ce serait beau d’écraser ce diable-là tout d’un coup et de le mettre hors d’état de le devoir jamais craindre. » Et l’irritation du prince était si bien partagée par la foule qu’il fallut mettre des gardes à la

  1. D’Arneth, t. II, p. 394, 406, 408, 555.