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un regard, sans un mot de compassion. Jamais voyage ne fut plus affreux. Partout où le carrosse devait s’arrêter, la populace s’ameutait, d’insolens railleurs venaient passer leur tête aux portières. C’était un concert de sales invectives et de grossiers jurons. A l’entrée même de certaines villes, il fallait descendre, faire à pied de longs circuits pour éviter des rues du des places qu’on n’aurait pu traverser en sécurité. La nature ardente de Mme de Châteauroux ne fléchissait pas sans combat sous le poids de cette horrible situation. Par moment, elle voulait résister, s’arrêter, attendre un souvenir qu’elle espérait encore, un retour du caprice de la fortune. Son imagination se monte alors : le roi se guérira ; il l’aime encore, il lui saura gré d’être restée à portée de son appel ; elle sera vengée : ses persécuteurs seront chassés à leur tour. Pourvu cependant que la reine, dont on annonce la venue, ne reprenne pas possession du cœur de son époux, ou n’amène pas avec elle quelque dame qui puisse arrêter les regards du convalescent !

« Je vous assure, écrit-elle dès la première soirée à Richelieu, que je ne peux pas me mettre en tête qu’il en meure ; il est impossible que ce soient ces monstres qui triomphent… Je crois bien que tant que la tête du roi sera faible, il sera dans la grande dévotion ; mais, dès qu’il sera un peu remis, je parie que je lui trotterai furieusement dans la tête, et, qu’à la fin, il ne pourra pas résister et qu’il parlera de moi, et que tout doucement il demandera à Lebel ou à Bachelier (les valets de chambre) ce que je suis devenue. Comme ils sont pour moi, mon affaire sera bonne ; je ne vois pas du tout en noir pour la suite, si le roi en revient, et en vérité, je le crois. Je ne vais plus à Paris ; après mûre réflexion, je reste à Sainte-Menehould avec ma sœur… Il est inutile de le dire, parce que, avant qu’on le sache, il se passera au moins deux ou trois jours, et puis je puis être tombée malade en chemin, ce qui est assurément fort vraisemblable. Mais remarquez que, d’ici à ce temps, la chose sera décidée en bien ou en mal ; si c’est en bien, on n’osera rien dire, et comme le roi ne m’a pas fait spécifier l’endroit et qu’il a dit : à Paris, ou bien où elle voudra, pourvu que ce soit loin, il est plus honnête pour lui, s’il en revient, que j’aie cru que vingt lieues étaient au bout du monde et que je me sois retirée dans un lieu où je ne puis avoir nulle sorte de nouvelles ni de consolations, et uniquement livrée à ma douleur ; et puis, dans la convalescence, quarante lieues de plus ou de moins ne laisseront pas que d’y faire, non pas pour me revoir, car je n’y compteras de sitôt, mais pour me faire dire quelque chose… S’il en meurt, je resterai à Paris avec mes amis ; mais je vous assure que je regretterai le roi toute ma vie, car je l’aimais à la folie et beaucoup