Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 64.djvu/150

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

saisit en apercevant l’hôte qui se présentait ? Était-ce, justes dieux, possible ? Ce vieillard chauve, cassé, démantelé, ce chevalier de la Triste Figure, c’était là le brillant et l’aristocratique Torquato, le poète et le héros de ces rimes fameuses, le sigisbée de ces charmans scandales dont la résonnance emplissait l’Italie ! Mais par quelles rafales avait-il donc passé pour être à ce point déplumé, le noble oiseau si cher naguère à toutes les cours, et que le roi de France Charles IX se faisait gloire d’attirer dans sa volière ?

Bianca Capello, — c’est une justice à lui rendre, — ne fut jamais ce qu’on appelle une femme galante ; son intrigue et son ambition l’absorbaient trop ; on ne peut donc supposer qu’elle eût formé sur le Torquato aucun projet d’entreprise amoureuse, et pourtant, à la vue de cette guenille humaine, toute espèce de zèle se refroidit ; elle prétexta de son incompétence en pareilles controverses et laissa les choses suivre leur cours ; dès lors, la cause de la Jérusalem était perdue :


Si Pergama dextra
Defendi possent, etiam hac defenaa fuissent.


La main protectrice refusant d’agir, Troie s’effondra ; car si le poète n’eut pas avec lui la grande-duchesse, il eut contre lui le grand-duc, qui se souvenait d’un certain libelle où messer Torquato, toujours imprévoyant, maladroit et semant à Ferrare des tempêtes qui, plus tard, devaient l’atteindre en Toscane, avait appelé Florence la caverne de la nouvelle tyrannie des Médicis (il guogo della nuova tirannide della casa Medici), raison péremptoire, on le conçoit, pour que la Jérusalem fût condamnée. Le grand-duc voulait une mise à l’index, il l’obtint. Toutes les académies se ressemblent : aux obsèques de Michel-Ange, on avait vu les sorboniqueurs de Florence se disputer pour savoir auquel des deux arts, la statuaire ou la peinture, on donnerait le pas pendant la cérémonie ; les mêmes altercations pédantesques et mesquines se répétèrent dans la circonstance. On reprocha à Torquato de n’être point l’Alighieri ; à la Jérusalem délivrée de n’être plus la Divine Comédie. Impuissantes à jamais appliquer la loi nouvelle, puisqu’au moment qu’elles parlent et prononcent, cette loi nouvelle est encore à naître, les académies en sont réduites à se régler sur la tradition des générations précédentes ; leur nature est donc forcément réactionnaire, tandis que l’élément de la poésie est révolutionnaire. Elles rabâchent les idées et les principes d’hier, le poète vit au jour d’aujourd’hui et pressent demain, d’où leur conflit inévitable dans le présent.

Eh non ! la Jérusalem délivrée n’est pas la Divine Comédie