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une agonie, de l’autre, un enfantement; une société qui meurt, une société qui naît; une convulsion générale, un renversement complet de toutes choses, un tremblement de terre ; le haut en bas et le bas en haut; au lieu du roi le peuple souverain, le règne de la sainte canaille et du bonnet rouge, l’apothéose de Marat, la déification de Robespierre ; un seul ressort de gouvernement : la guillotine ; plus d’institutions, plus de lois, plus de garanties; la république ou la mon! Dons cette effroyable anarchie, de quel côté se tourner? Où aller? Ceux qui restèrent firent bien assurément; mais ceux qui partirent pouvaient-ils demeurer, et, une fois là-bas, à Coblentz, à Turin ou à Vérone, se croiser les bras pendant qu’on se battait en Belgique et sur le Rhin? Non, l’émigration fut parce qu’elle devait être, et dès lors qu’elle était, pour ne pas tomber dans le ridicule ou dans le mépris, dans les commérages et les intrigues de salon ou dans l’abjection des agences secrètes, pour gagner honorablement son pain au lieu de promener sa détresse et sa mendicité par toute l’Europe, il fallait bien qu’elle prît les armes. Combattre pour sa cause, mourir en la défendant, il n’y a pas de droit contre ce droit-là. Où l’honneur parle, on n’écoute plus la loi; où la conscience commande, c’est à son commandement seul qu’il faut obéir.

La convention, malheureusement, ne sentit pas cela. Ce que les grenadiers d’Humbert avaient si bien compris, d’instinct, dans l’ardeur même de la victoire, rien qu’au battement de leur poitrine, cette douceur et cette pitié qui leur étaient montées du cœur aux lèvres en voyant des malheureux, des Français, comme eux, désespérés, impuissans, réduits aux abois, cette idée si simple, enfin, l’idée de pardonner, ne lui vint pas. Ne fallait-il pas, avant tout, rassurer les acheteurs de biens nationaux, qui se fussent sentis menacés par une mesure de clémence? donner des gages à ceux qui accusaient déjà les thermidoriens de modérantisme? On a dit qu’en partant de Quiberon, la première pensée de Tallien avait été de demander à la convention la vie de Sombreuil et de ses compagnons, mais qu’arrivé à Paris, averti par sa femme de certains propos malveillans tenus contre lui, il avait craint de donner prise à des accusations plus graves en se faisant l’avocat d’une telle cause. Si l’anecdote était prouvée, elle ajouterait un trait de plus au chapitre des femmes célèbres de la révolution. Elle mettrait sur les belles mains de Thérèse Cabarrus un peu du sang de Quiberon, comme une tache de celui de septembre est demeuré sur celles de Mme Roland. Mais qu’importe ce point à l’histoire? Le ménage Tallien n’était pas, que je sache, toute la convention. Il n’y régnait pas, comme autrefois, Robespierre, par la terreur et l’échafaud; déjà les opinions étaient plus libres, la contradiction permise, l’humanité sans péril.