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cette pointe de terre désolée, cernés de tous côtés, acculés, forcés, plusieurs milliers d’hommes et de femmes se pressent, s’agitent, courant dans tous les sens et cherchant une issue. Vain espoir : partout l’eau ou les bleus ; partout la mort, sous une forme ou sous une autre. Un amas confus, désordonné, de soldats sans fusil, d’officiers ayant perdu la tête et jeté leur épée, de chouans traînant avec eux leurs femmes, leurs enfans, leurs pauvres meubles et quelque bétail, une cohue sans nom de gens affolés, des pleurs, des cris, des menaces, une malédiction, voilà tout ce qu’il reste de la brillante expédition débarquée moins d’un mois auparavant par la flotte anglaise à Carnac. De ses deux chefs l’un, d’Hervilly, se meurt; l’autre, Puisaye, prudemment, a pris le large,.. pour sauver ses papiers. Bien d’autres ont péri par les balles ou la mitraille : Tinténiac, Talhouet, La Peyrouse, ou sont blessés, comme Lamoignon. Beaucoup se sont noyés en cherchant à gagner à la nage les embarcations anglaises que le gros temps empêche d’accoster, ou se sont laissés couler de désespoir. Parmi les survivans, le plus grand nombre, profitant de la marée basse, se sont avancés aussi loin qu’ils ont pu sans perdre pied et sont parvenus à se hisser sur quelque pointe en attendant un secours qui ne vient pas. Ils sont là, luttant contre la vague, agriffés à leur rocher, serrés les uns contre les autres comme des moutons dans une tourmente de neige ; de temps en temps, de ces grappes humaines, quelque chose de noir se détache ; c’est un malheureux épuisé que ses forces trahissent et qui s’abandonne. Sur la plage une horreur : des blessés qui se sont traînés jusque-là et qui agonisent, de pauvres diables agitant leur mouchoir comme des naufragés, des mères éperdues qui soulèvent leurs enfans dans leurs bras, des vieillards tremblans et de jeunes gars tout nus prêts à se jeter à l’eau ; à quelque distance de là, sur la mer toujours aussi démontée, de rares canots s’efforçant d’arriver jusqu’à cette détresse à travers des débris d’embarcations, des ballots, des sacs et des cadavres affreusement secoués; enfin, un peu plus loin dans la baie, tirant à toutes volées, la corvette anglaise le Lark.

Seul à cette heure suprême et dans le commun désastre, le corps de Sombreuil fait encore quelque contenance. Chassé depuis le matin de position en position par les troupes d’Humbert, qui le poussent devant elles avec la tranquille assurance de la force, il s’est adossé dans une attitude expectante à Port-Aliguen, un vieux fort protégé seulement du côté de la terre par des murs en pierre sèche. Mais, arrivé là. que faire? D’un côté, pas de canon, peu ou point de munitions, des compagnies de quelques hommes, des régimens entiers décimés, comme Loyal-Émigrant, une grande prostration, et, pour toute défense, quelques mauvais galets; de l’autre, la supériorité du