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Mais quelle amertume il emporte et quel frémissement intérieur l’agite! Tout d’abord, dans son dépit, et par une manœuvre imitée de Bonaparte[1], il donne sa démission de général en chef (28 juillet 1797) en la déclarant irrévocable. En même temps, il refuse d’aller prendre le commandement des troupes destinées à une nouvelle expédition d’Irlande. Quelques jours après, le 4 août, il revient à la charge. « C’est sans doute par dérision, écrit-il au ministre de la guerre, qu’on me propose de m’embarquer. Que ne m’ordonne-ton de descendre en Angleterre avec mes aides-de-camp ? Eh! je connais certaines gens qui ne seraient pas fâchés de me voir entre les mains de M. Pitt. » Le surlendemain (6 août), dans une lettre encore plus raide et hautaine, que ne termine aucune formule de politesse même banale, il insiste de nouveau sur les persécutions auxquelles il est en butte, sur les ennemis acharnés qui ont juré sa perte : « Je vous réitère que je n’irai ni à Brest, ni à Rennes, ni à Avranches... Au surplus, je me bornerai désormais à défendre la république de toute invasion et n’irai plus faire le don Quichotte sur les mers, pour le plaisir de quelques hommes qui voudraient me savoir au fond. »

C’est qu’en effet il a mieux à faire qu’à se battre contre des moulins. Voici le 10 août : bonne occasion pour s’assurer des troupes, — il a déjà tous les chefs, — et pousser à l’adresse des conseils et de ceux des membres du gouvernement qui marchent avec eux, son Quonsque tandem. « Dans cette circonstance, dit son biographe Rousselin.[2], il ne négligea aucune des dispositions qui pouvaient rendre cette journée brillante; l’appareil qu’il donna à sa célébration était un heureux moyen d’électriser les esprits. » Écoutez-le parler: malgré la fièvre qui déjà le mine, sa voix sonne comme un cuivre et part comme un trait. Au commencement, il ne s’écarte pas trop de son sujet; il peint le 10 août, ses causes, sa légitimité; il rappelle les noirs desseins d’une cour « dissolue, adroite et conspiratrice, » ses menées souterraines, ses intrigues, sa duplicité. Il raconte comment, « pour sortir de ce chaos affreux, quelques amis des principes se réunirent, » et comment, guidés par eux, le peuple se leva pour mettre fin au règne des rois. Vient ensuite une allusion aux immortels travaux accomplis par la France républicaine et à la paix qui ne tardera pas à les couronner. Puis, ce finale étonnant : « Cependant, amis, je ne dois pas vous le dissimuler, vous ne devez pas encore vous dessaisir de ces armes terribles avec lesquelles vous avez tant de fois fixé la victoire. Avant de le faire, peut-être aurons-nous à assurer la tranquillité intérieure que des fanatiques et des rebelles aux lois républicaines essaient de troubler. »

A bon entendeur salut! La menace est claire : le soir, au banquet,

  1. Correspondance de Bonaparte, lettre du 30 juin.
  2. Correspondance de Bonaparte, lettre du 30 juin.