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Je ne vois que ces deux manières d’interpréter notre destinée : ou le monde humain établi dans ses demeures respectives, éclairé subitement par une connaissance révélée et mis en possession de toutes les forces actives de l’intelligence, ou le monde humain cherchant à tâtons, isolément, le chemin qui le conduira dans une contrée favorable pour y élire domicile et y préparer son avenir.

Telles sont les deux seules hypothèses plausibles, et je ne puis dire à laquelle je donnerais la préférence. S’il est vrai que la civilisation acquise actuellement a été le résultat du labeur incessant de la race humaine, que de siècles ont dû s’écouler avant de produire un chant d’Homère ou un livre de Confucius ! que d’existences ont dû peser sur la terre avant les premiers essais de civilisation ! que de sons ont dû frapper les échos avant de fonder toutes ces langues régulièrement construites, ces grammaires savantes, ces formes si multiples de la poésie et de la littérature ! L’esprit se prend de vertige à contempler l’immensité de ces travaux. S’il en est ainsi, pourquoi donc cette similitude de découvertes correspondant à des besoins identiques ? et pourquoi ces différences si marquées dans les langues, c’est-à-dire dans l’expression de la pensée qui est le propre de l’homme ? Certes on reconnaît çà et là des traits de ressemblance ; mais ces traits sont épars, et il semble qu’une volonté mystérieuse ait pris plaisir à emmêler tous les fils qui auraient pu faire retrouver la trace suivie par le genre humain.

Quoi qu’il en soit, je m’estimerais satisfait si, de l’étude et de la comparaison de nos sources, nous pouvions tirer de quoi éclairer le monde lointain des souvenirs et reconstituer la généalogie de l’humanité. La science ne pourra-t-elle donc jamais jeter aux hommes cette grande parole de paix : « Vous êtes frères ! » La civilisation du monde occidental est, si je puis m’exprimer ainsi, une nouvelle édition, revue et corrigée, des civilisations antérieures. La nôtre a subi sans doute bien des éditions, mais nous la trouvons suffisamment corrigée, et, dans tous les cas, nous n’avons pas d’éditeur qui songe à en préparer une nouvelle. Il semble que le système consistant à améliorer sans cesse, suivant le précepte du grand lettré Boileau :

Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage,


soit plus rationnel. On nous fait volontiers ce reproche : Pourquoi restez-vous stationnaires ? Eh ! quand on est bien ou aussi bien que possible, est-on sûr, en changeant le présent, d’obtenir un meilleur avenir ? That is the question. Le mieux, dit-on, est l’ennemi du bien, et la sagesse consiste à savoir se borner.

Je n’en veux nullement à la civilisation moderne, que je trouve