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présence du chef de l’état, ne se mettent pas à table, mais s’y prépitent avec une furie guerrière. » C’est cependant de cette manière que les Européens ont été prendre des notes dans leurs voyages, rapportant, pour ne citer qu’un exemple de leur coupable étourderie, les images sur lesquelles sont représentés les supplices soufferts dans l’enfer de Bouddha, et les présentant au public comme les tortures de notre système d’instruction judiciaire. Ce serait infâme si ce n’était grotesque ! Mais je reviens aux affamés qui attendent l’ouverture des portes : c’est tout aussi grotesque, et j’invite les partisans de l’école réaliste à contempler cette scène, qu’on pourrait appeler « la mêlée des habits noirs. »

C’est d’abord un torrent, bondissant à travers tous les obstacles, s’étendant partout où se trouve un espace vide, puis par degrés se resserrant, se rapetissant jusqu’à former une masse compacte, véritable chaos de dos noirs sur lesquels pendent des têtes chauves enveloppées dans des cols empesés. Ces têtes font des mouvemens indéfinissables marquant les progrès de l’entassement ; puis les bras qui se lèvent, les mains qui approchent du but et parviennent à saisir le mets délicat si avidement désiré et qui arrive enfin, à moitié écrasé, dans la bouche de son heureux vainqueur. Ce premier succès enhardit l’appétit. Cette fois, la coupe arrive jusqu’aux lèvres , et la bouche et les poches se bourrent simultanément de friandises habituées à ne se rencontrer que dans les recoins les plus cachés de l’estomac.

Tel est le monde vu de dos. Voici maintenant le monde vu de face : car


Ce n’est pas tout de boire.
      Il faut sortir d’ici…


et c’est un nouveau spectacle, tout aussi intéressant que le précédent.

Au premier plan s’agite toujours la masse des dos noirs. Ce sont ceux qui ne sont pas encore arrivés, mais qui luttent encore et poussent toujours. Plus loin, les satisfaits, serrés le long des tables, opèrent un mouvement tournant, leur masse imposante s’ébranle ; on se foule, on s’écrase et on sort de cette mêlée bosselé, défoncé, moulu,… mais repu ! Je ne parle pas de ceux qui restent ; car il en est qui ont assez d’estomac pour se faire prier, — poliment, — par les domestiques de céder la place aux autres.

Je n’ai jamais été au bal sans assister à cette bataille.

Les bals qui ne sont pas officiels sont les bals du monde. Mais on ne s’y amuse pas autant: c’est froid, guindé et gênant. Il est