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vous déciderez que la société doit aussi compensation au propriétaire pour toute moins-value qui n’est pas son fait, mais celui des relations sociales; sans quoi la société réclamerait tout l’argent que la bonne fortune ferait tomber dans la main du propriétaire, et quand au contraire l’argent en sortirait, la société se contenterait de lui dire : « Tant pis pour vous ! » Il faudra donc établir un compte courant par doit et avoir entre chaque propriétaire et la société, et, à la fin de l’année, on fera la balance entre ce que la société doit à chacun et ce que chacun lui doit. Ce n’est pas tout. Puisqu’il y a dans la plus-value une part due au travail individuel et une autre au travail social, il faudra trouver la ligne de démarcation entre les deux; mais le propriétaire même, fût-il un génie dans l’art de la comptabilité, ne saurait, dans le revenu de la terre, faire le compte de ce qui est dû à son travail ou à ses dépenses, et de ce qui est dû aux rapports sociaux, à la demande, au hasard, etc. « Les difficultés que peut offrir à cette heure la péréquation de l’impôt foncier, dit avec raison M. Gide, ne sont que jeux d’enfans à côté d’une semblable entreprise. »

On ne peut nier cependant que la théorie de Stuart Mill, en sa généralité, fût soutenable pour l’Angleterre, où la propriété foncière est immobilisée aux mains de quelques oisifs et où elle leur confère une inique domination. C’est la possession prolongée depuis la conquête normande qui a fait les plus grandes fortunes territoriales d’Angleterre. La réforme des lois anglaises, protectrices des majorats et des substitutions, est urgente ; les troubles actuels de l’Irlande et la présente loi agraire en sont une nouvelle preuve. Mais, d’un état de choses particulier, où les lois positives entravent et vicient les lois naturelles, peut-on tirer une conclusion générale sur la rente foncière? Ne semble-t-il pas que l’excès de la rente en Angleterre soit aujourd’hui le résultat artificiel des entraves légales à la circulation démocratique des propriétés? La théorie de Mill perd presque toute sa valeur pour les pays comme la France, où la terre ne procure ni les mêmes profits, ni les mêmes privilèges[1]. Par l’effet de nos lois, le seul jeu des libertés amène

  1. Il y a, sur la condition des paysans français, beaucoup d’erreurs trop répandues, et que vient de signaler une étude intitulée : le Prolétariat en France depuis 1789, d’après les documens officiels, par M. Toubeau. On croit généralement, dit l’auteur, qu’en France c’est la petite propriété qui domine. On entend partout répéter que, depuis 1789, les paysans n’ont cessé d’acheter de la terre et qu’aujourd’hui ils possèdent la plus grande partie du territoire. Les statistiques officielles démontrent, contrairement à l’opinion générale, que le paysan qui cultive son propre fonds possède moins d’un dixième du sol français; les neuf dixièmes du territoire appartiennent à des personnes étrangères à l’agriculture. « Sur 50 millions d’hectares, le paysan qui cultive son propre fonds ne possède que 4 millions d’hectares. Ces chiffres sont significatifs. » De plus, les propriétaires de ces 4 millions d’hectares sont eux-mêmes au nombre de deux millions : c’est dire que le lot de chacun est en moyenne assez exigu ; mais le rendement est plus considérable que pour les autres formes d’exploitation. Ce qui contribue à entretenir l’illusion relativement à la situation économique du paysan français, c’est le grand nombre des cotes foncières : quatorze millions de côtes. Mais il y en a la moitié qui sont inférieures à 5 francs. « Or, qu’est-ce qu’une propriété payant moins de 5 francs d’impôts, sinon un haillon de propriété? Le statisticien du gouvernement reconnaît donc lui-même que la moitié des propriétaires fonciers n’ont en réalité du propriétaire que le nom. » De là « le chômage du sol, » « l’absentéisme, » le « prolétariat agricole. » Beaucoup de terres sont en friche, beaucoup sont délaissées. Dans un seul arrondissement de l’Aisne, cent soixante-sept propriétés ne sont pas cultivées par le fermier et ne sont pas reprises par le propriétaire. Dans un autre arrondissement de l’Aisne, cent vingt-trois fermes se trouvent dans le même cas. Dans dix départemens du Nord et du Nord-Est, les fermiers découragés abandonnent la culture. Depuis quelque temps, la crise a gagné les environs de Paris : aucun fermier ne s’est offert pour les fermes de Mégrimont, de Sailly, de Linville, de Romainville, de Montanié, etc., etc. — Si l’attention ne se porte pas de ce côté, le « dernier rempart de l’ordre, » le paysan, finira par se laisser lui-même séduire, comme l’ouvrier, aux utopies socialistes.