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contresigné par plusieurs médecins de la localité, appelés aussi en témoignage, le grand-duc de Toscane donna sa fille et que l’union fut célébrée, mais non plus cette fois in corpore vili.

Cependant une autre affaire du même genre, — moins délicate, grâce à Dieu, — préoccupait aussi Bianca. Le cardinal d’Este recherchait pour son neveu don César l’alliance de donna Virginia de Médicis, fille du grand-duc Cosme et de la Camilla Martelli. Sincère ami des Médicis, le cardinal espérait par ce contrat mettre fin à la vieille querelle des deux maisons. Le difficile était que le grand-duc avait, depuis longtemps déjà, promis la main de la princesse à François Sforza ; promesse dont les indécisions du jeune homme avaient toujours retardé l’exécution. Sforza s’était un moment coiffé de l’idée d’être cardinal et, naturellement, pendant sa brigue, les projets de mariage avaient dormi. Déçu dans son ambition, il se retourna vers sa fiancée, et ce fut alors le grand-duc qui ne voulait plus ; mais il y avait parole écrite, et le Sforza commençait à devenir gênant, lorsque Bianca, pour s’en débarrasser une bonne fois, imagina de le faire nommer cardinal ; du coup, les protestations cessèrent, et l’heureux César épousa.

Les deux mariages eurent lieu en 1584 à l’entière satisfaction des Médicis, qui, grâce aux ressources diplomatiques de Bianca, se voyaient réconciliés avec Mantoue et Ferrare. Le cardinal don Ferdinand, l’homme d’état de la famille, ne tarissait pas en éloges de sa belle-sœur et, voulant lui témoigner sa reconnaissance, il fit présent à don Antonio d’un de ses domaines. Arrêtons-nous pour admirer le rôle vraiment inouï que ce don Antonio joue dans cette histoire. Il n’est, au demeurant, le fils de personne, et tout le monde l’accable d’égards, de bienfaits; entré là par substitution et par fraude, chacun le prend au sérieux et le traite « comme si c’était arrivé. » Sa prétendue mère elle-même a pour ce postiche des orgueils et des ambitions qu’elle aurait pour un enfant de ses entrailles. On s’empresse, on l’adule, on le gratifie sous toutes les espèces : dotations, titres, seigneuries. Cette pluie de bénédictions à cet intrus, pourquoi? Il y a quelque part dans Hoffmann un individu de la sorte : c’est un pygmée ; il se nomme le petit Zachs, et sur cet être manqué les faveurs grêlent; la vertu, le génie, le talent, sont là confondus dans la foule, tandis que c’est lui, ce gnome, lui, cet avorton, que l’on salue et félicite. On dira qu’Hoffmann a écrit un conte fantastique? Je réponds à cela: Que fait l’histoire ? Conte fantastique elle-même, et, qui plus est, conte immoral, partout et toujours le sage et le fou, le scélérat et l’honnête homme confondus ensemble, Héliogabale et Alexandre Sévère ayant même destin : c’est l’esprit de l’histoire.


HENRI BLAZE DE BURY.