Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/745

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Bianca. Elle était la véritable grande-duchesse de Toscane. Vive, enjouée, appelant au secours de sa beauté les mille ressources d’une conversation étincelante, Bianca ne se contentait pas de parler aux sens de son amant; elle l’amusait par son esprit, et cet homme d’un caractère sombre, ce chimiste adonné aux calculs de la science et du commerce, s’étonnait, en quittant son laboratoire[1], d’être ainsi chaque jour promené d’une main de fée aux merveilleux pays de l’imagination. Pendant ce temps, Jeanne se plaignait, et ses plaintes, au lieu de lui ramener son mari, l’éloignaient encore. Elle alla jusqu’à s’adresser au grand-duc Cosme ; le bonhomme, qui lui-même avait passé sa vie à scandaliser le pauvre monde, l’éconduisit par des banalités : «Ayez patience et méfiez-vous de la calomnie; la jeunesse doit avoir son cours; on vous aime, on vous reviendra. Regardez autour de vous dans votre propre famille ; vos sœurs sont-elles mieux traitées? Oubliez donc qui vous néglige et félicitez-vous comme moi d’être quitte des soucis du trône. » De pareilles raisons, on le comprend, calmèrent mal la colère de l’épouse délaissée et non résignée. Sa haine visait surtout Bianca. Un jour, l’apercevant sur le pont de la Trinité, elle donna l’ordre à ses gens de lui courir sus et de la précipiter dans l’Arno; heureusement que la furieuse altesse était accompagnée d’un gentilhomme de mœurs moins inhumaines, le comte Héliodore Castelli, qui, s’emparant de la situation au nom de la foi, empêcha Jeanne de céder à l’inspiration du démon. Bien en prit à ce chambellan d’évoquer le diable d’enfer aux yeux de la pieuse dame, car autrement Bianca y passait, et vraiment c’eût été grand dommage, même pour la princesse, qui devait, elle aussi, recevoir bientôt la favorite à résipiscence.


V.

Dix ans s’étaient écoulés depuis que Bianca Capello travaillait à son œuvre d’ambition, mais jusqu’alors ses menées n’avaient rien affecté que d’assez ordinaire à la race des courtisanes de haut vol; le regard aiguisé, quoique paterne, du vieux Cosme la tenait en respect. Ce fut seulement à sa mort, en 1574, que, le prince François ayant pris possession de la souveraineté, on jeta le masque. Ici se place une incroyable histoire de substitution d’enfant.

Le nouveau grand-duc de Florence n’avait de sa femme que des filles et n’envisageait qu’avec chagrin la perspective de voir un de ses frères lui succéder : « Si j’avais seulement un fils naturel! »

  1. François, comme son père, avait la passion de l’alambic ; c’est lui qui le premier a su produire par imitation de la porcelaine chinoise.