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si cet homme, jusqu’alors parfaitement souple et docile, allait devenir incommode et qui sait même, dangereux? Les rapides élévations engendrent souvent la folie. Sans sortir des traditions de sa famille, François se rappelait l’exemple d’Alexandre de Médicis, à qui ses relations avec la femme d’un autre avaient coûté la vie : mieux valait donc profiter de la circonstance. La mort de Buonaventuri ne fit qu’accroître la passion du prince, et Bianca fut immédiatement déclarée maîtresse régnante. Florence tout entière s’en émut; on blâma très haut, on chansonna, puis les épigrammes s’émoussèrent et le vent emporta les chansons.


IV.

La belle favorite gouvernait la ville et la cour : qui l’avait avec soi tenait la fortune, et ceux qu’elle n’aimait pas dégringolaient. Un scandale a beau réussir, les oppositions qu’il soulève n’en sont pas moins à redouter. Bianca sentit le péril et s’occupa du moyen de le conjurer. Forte de l’amour du prince, les cabales ne l’atteignaient pas, mais l’amour a ses vicissitudes et François pouvait changer d’humeur : s’établir solidement dans la famille, s’appuyer sur ceux de ses membres ayant crédit tant sur le prince que sur le peuple, était en pareille occurrence un coup de génie; elle avisa. Le père de François, Cosme, vivait à l’écart : de celui-là il n’y avait point à s’enquêter, c’était un père noble dans la comédie et rien de plus; inutile aussi de penser à don Pietro, jeune frère du prince régent et que son âge mettait en dehors des intrigues de parti; restaient sur le chemin deux influences, mais celles-là très sérieuses, donna Isabelle, sœur de François, et le cardinal Ferdinand, son frère puîné.

Donna Isabelle avait l’oreille et le cœur du jeune prince; unie à Giordano Orsini, qui la négligeait, elle se consolait avec le neveu de son mari et bien d’autres jeunes gens, la fleur de la noblesse florentine, ce qui lui valut d’être étranglée par le Giordano et d’avoir une de ces fins dantesques plus grandes que nature qui répondent à l’idée qu’on se fait des personnages de ce temps-là. Dès que vous touchez à cette chronique des Médicis, les crimes vous débordent : fratricides, viols, incestes, toutes les abominations, y compris celles de Sodome. Ne rien ignorer, mais ne compulser ces tas d’horreurs que pour se faire un jugement d’ensemble, est un procédé que recommande généralement la vraie critique, mais grâce auquel disparaît aussitôt le côté vivant de l’histoire. Je ne prétends pas qu’on donne tout à l’anecdote, comme font Stendhal et Mérimée lui-même très souvent; mais ne peut-on dramatiser un peu sans se