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prison pour le reste de ses jours, et la respectable duègne aux amoureux messages eut pareil sort.


II.

Heureux ou malheureux, les coups de la fortune exercent sur nous une perturbation dont les caractères les mieux assis ont peine à se remettre; ils vont, comme l’orage, tantôt purifiant l’atmosphère, tantôt le brouillant. Mais, ce que l’on peut dire, c’est que bien peu d’individus restent après la commotion ce qu’ils étaient avant : les bons en deviennent meilleurs, les méchans pires; il arrivera même quelquefois que la modification s’opère en sens contraire et que le résultat de cet ébranlement soit une conversion subite du bien au mal ou du mal au bien. Les grandes déceptions tournent aisément une âme à l’aigre, et quand la désillusion et la chute sont simultanées, que le sol s’effondre sous vos pas, que tout vous manque : parens, amis, bien-être, considération, et qu’un immense amour n’est point là pour combler l’immense vide, alors la révolte s’en mêle, on passe en revue son arsenal, et, quel que soit le démon qui vous conseille, on l’écoute. Bianca, en se donnant, avait obéi à son mirage et s’était dit qu’un Salviati pouvant épouser une Grimani-Capello, sa faute serait tôt ou tard réparée et même pardonnée au cas où son père la découvrirait, et maintenant, de toutes parts, la réalité l’accablait : le Salviati des nuits heureuses s’appelait aujourd’hui Buonaventuri, le fils des princes était un misérable petit commis ne de parens infimes; elle se voyait loin de sa patrie, sans espoir d’y rentrer jamais, l’honneur irrévocablement perdu. Elle placée si haut, tombée si bas ! Sa famille la rejetait, les lois la proscrivaient : que devenir! Elle essayait bien, par instant, de se reprendre à son amour, mais trop de mépris s’y mêlait, et l’idée de se sentir au pouvoir d’un homme qui l’avait si honteusement trompée ne tardait pas à provoquer des réactions de haine. Alors son miroir lui disait qu’elle était belle à tenter un roi et que la jeunesse est un capital tout comme la vertu, souvent même bien plus profitable.

Dans cette charmante ville de l’Arno, si justement nommée la ville des fleurs, que vous aimiez l’air des champs ou l’atmosphère des cités, vous n’êtes jamais dépaysé ; les palais s’enchaînent aux villas, les cloîtres et les églises aux maisons de campagne : paysage exquis, harmonieux, fait de main d’artiste, où la terre marie ses tons bruns au vert pâle de l’olivier, au noir bleuâtre des cyprès; palais contre jardins, végétations, floraisons et gazouillement d’eau parmi les marbres, tout cela simple, modéré, naturel comme la beauté des Toscanes ; vous allez sans détourner ni relever la tête, un sourire