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dans un coin désert; ici, l’art ne souffre pas d’interruption, les tours de marbre et les coupoles d’or se rejoignent, les arcades en filigrane de pierre s’enguirlandent aux colonnades de porphyre, et cette vie historique, partout reproduite dans l’architecture, Giorgione, Titien, Paul Véronèse, viennent la constater et comme la contresigner à l’intérieur des monumens. Les peintures du Tintoret au palais des doges ne sont point là simplement pour la décoration, les portraits de Titien, les tableaux de Véronèse, toutes ces scènes de l’Ancien et du Nouveau-Testament, si merveilleusement traduites dans la langue et le costume du XVIe siècle, nous parlent bien plus de la Venise de la renaissance que des noces de Cana. La commodité plénière de l’existence, la richesse, l’ampleur, la noblesse de l’être et du paraître, la conscience et l’habitude héréditaire du pouvoir, le goût raffiné des plaisirs, la joie de se sentir vivre sous un ciel enchanté, tout ce que ce monde a d’élégant, de chatoyant, de précieux, de rarissime en étoffes, en meubles, en vaisselles d’argent et d’or, est-ce que ces choses-là furent jamais décrites d’un pinceau plus étonnamment libre et affirmatif? Et que signifiaient ces choses, sinon le tableau vivant de Venise? Un jour, Paul Véronèse est appelé devant l’inquisition ; le tribunal l’accuse d’avoir peint pour le cloître San-Giovanni e Paolo un tableau de la sainte Cène où le sujet disparaît sous les accessoires : des hallebardiers accoutrés à l’allemande, un valet qui saigne du nez, un arlequin avec un perroquet sur l’épaule. Partout ailleurs, le cas serait pendable, mais Venise a la théologie moins sinistre, et quand les juges lui reprochent d’avoir mêlé le profane et même le grotesque au sacré : « J’avoue que je n’y avais point songé, » répond naïvement l’artiste. L’air, le flot et la lumière, asservis à la toute-puissance d’un patriciat sans égal dans l’histoire, voilà Venise; de ce qui se passe de l’autre côté de l’horizon terrestre, elle s’en soucie peu; son empire est celui de ce monde, que sa politique embrasse tout entier. Un minimum de christianisme étendu d’un vénétianisme rutilant, ainsi pourrait se définir l’art des Véronèse et des Titien, des Palladio, des Vittoria et des Scamuzzi, ainsi se forma au-dessus de la cité des lagunes cette fantastique buée lumineuse qui déjà se reflète dans les chroniques du temps, et dont les drames de Shakspeare ont fait un nimbe d’or.

Chacun de ces palais qu’en remontant le Grand Canal vous passez en revue a des merveilles à vous raconter, — et si je dis merveilles, c’est que presque toujours la poésie achève et complète le récit. L’hôtel où vous logez, un doge, mieux encore, Othello, l’habita, et rien ne vous empêche de croire que la chambre qui vous servit de gîte cette nuit est celle où le terrible More, de sa main plus noire que l’enfer, étrangla Desdémona. Des deux côtés, les