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circulait, pour en animer les meilleures pièces, au travers de la Chanson des Gueux. Il y avait là un vif sentiment, un sentiment bien sincère de ce que la vie peut avoir encore de plaisirs pour les misérables; il y avait aussi pour leurs souffrances un réel accent de sympathie, dont nous savons sans doute le danger mais qu’il y faut pourtant bien reconnaître. On pouvait espérer qu’à la longue, avec le temps et surtout avec l’âge, la verve du poète, encore trop grossière, finirait par s’épurer, mais, en attendant, l’essentiel était que le poète y fût, et la verve aussi. Tout en s’inspirant de Villon, de Marot, de Régnier, de Saint-Amant, M. Richepin comprendrait donc que la jeunesse des langues, ainsi que celle des hommes, n’a qu’un temps, comme dit la chanson, que, par conséquent, littérairement, il n’avait pas le droit de travailler à détruire, pour autant qu’il était en lui, l’œuvre accumulée de trois siècles de politesse et d’art. En s’appliquant patiemment à transposer sa pensée de l’ordre de la sensation pure dans l’ordre du sentiment, il la décanterait, pour ainsi dire, de ce qu’elle avait encore, dans ces premiers vers, de trouble et comme d’épais; la lie tomberait au fond, et le plus exquis de ce vin chaud et généreux monterait seul à la surface. Et parmi tous ces poètes langoureux et fades dont on serait tenté de croire qu’ils cherchent leur inspiration dans leur impuissance même de vivre, nous verrions apparaître un Gaulois, qui renouerait dans la littérature moderne une antique tradition trop longtemps interrompue. Nous avions compté sans le Touranien et sans le normalien. Après avoir exercé sa rhétorique sur les gueux du pays de bohème, le normalien a pensé qu’il l’exercerait aussi bien sur quelque nature de sujet qu’il lui plût de choisir ; et le Touranien s’est trouvé là pour lui en fournir un que d’ailleurs un Touranien seul, arrivant sur son chariot parmi nos civilisations fatiguées, pouvait croire encore neuf. Et de là les Blasphèmes, et de là, demain, l’année prochaine, ou jamais : le Paradis de l’athée, l’Évangile de l’Antéchrist et les Chansons éternelles. C’est surtout aux poètes que leurs erreurs sont chères. Nous ne détournerons donc pas M. Jean Richepin du chemin qu’il lui a plu de prendre, nous ne le ramènerons pas à l’inspiration de sa Chanson des Gueux. Mais nous pouvons peut-être lui donner un conseil. Puisque c’est dans la rhétorique évidemment qu’il excelle, puisqu’il sait si bien développer et si habilement composer, puisqu’il apprécie tant les belles épithètes, et puisqu’enfin, dans le genre nouveau qu’il adopte, l’ingénieuse imitation lui est si naturelle, je sais où et comment tous ces mérites trouveront leur emploi. Quand il écrira le Paradis de l’athée, l’Évangile de l’Antéchrist et les Chansons éternelles, — qu’il les écrive en vers latins.


F. BRUNETIERE.