Page:Revue des Deux Mondes - 1884 - tome 63.djvu/702

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ne dépendait que de moi, mais malheureusement cela dépend aussi du livre, et, pour valoir ce qu’il en coûte à se fâcher, le livre est décidément trop faible, tranchons le mot : il est trop médiocre.

Ce n’est pas que dans ces Blasphèmes, comme jadis dans sa Chanson des Gueux, — je ne puis dire dans ses Caresses, — M. Richepin n’ait fait preuve de quelques qualités de poète. Dans ce gros volume de trois cent quarante pages, et en y cherchant bien, il se rencontrerait plusieurs beaux vers. Mais qu’est-ce qu’un beau vers? Les tragédies de M. de Voltaire, Zaïre, Mérope, Alzire, Tancrède étincellent de beaux vers; j’ai ouï dire qu’il n’en manquait ni chez Luce de Lancival ni chez Parseval-Grandmaison, j’en ai moi-même découvert dans la Panhypocrisiade de Népomucène Lemercier; et tout le monde peut vérifier quo, sur le catalogue de l’éditeur Lemerre, ils sont bien une centaine au moins qui chacun ont fait plusieurs beaux vers : ils n’en sont pas pour cela plus modestes; mais, en revanche, ils n’en sont pas plus illustres. De préférence aux beaux vers, et quand il y en aurait davantage, j’aime donc mieux louer, dans les Blasphèmes aussi bien que dans la Chanson des Gueux, une langue plus nette, plus ferme en son contour, plus précise enfin qu’il n’appartient communément à nos petits poètes. Dirai-je que Villon, François Villon lui-même, eût pu signer quelques pièces de la Chanson des Gueux? Mais je sais au moins, dans les Blasphèmes, une ou deux inventions burlesques que Saint-Amant eût sans doute enviées à M. Richepin. Nous ne refusons pas, comme on voit, de lui rendre justice. À ces qualités de poète joignons donc maintenant de réelles qualités de rhéteur. En dépit de ses fugues « au pays de Largonji, » M. Richepin n’a pas tout à fait oublié les leçons de son École normale. Il sait développer un thème et conduire une idée, pousser à bout une énumération, répéter plusieurs fois la même chose, et remplir avec des mots les intervalles de l’inspiration. Ce n’est certes pas un talent qu’il convienne de dédaigner; c’est toutefois un art dont il faudrait prendre garde à ne pas abuser. Si l’on veut, par exemple, exprimer ce que les philosophes appellent l’universalité de l’idée de Dieu, est-il bien nécessaire de faire successivement défiler devant nous,


Les mystiques Hindous, enfans des forêts vierges...
Les Perses enivrés du jour et de la flamme...
L’Égyptien troublé par le regard des bêtes...
Les Pélasges dévots aux cavernes...
Les barbares venus du bout des steppes vagues...
Le Juif toujours en lutte avec l’âpre colère
De Jéhova...
Le chrétien amoureux du squelette et des tombes...


Ce procédé, tout énumératif et tout analytique, n’est certainement pas d’un poète. Est-il même d’un rhéteur? et, s’il f:alait le nommer de