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suffit moins à les nourrir et en même temps leurs manufactures, leurs usines fabriquent beaucoup plus qu’ils ne peuvent consommer. Ils avaient commencé par n’avoir besoin de personne, ils ont désormais besoin de tout le monde. L’univers est à la fois leur fournisseur et leur client; ils lui demandent leur subsistance et la lui paient en marchandises. A leur prodigieuse activité ils ajoutent le génie commercial, qui consiste à ne pas attendre la commande, à l’aller chercher jusqu’au bout de la terre, dût-il en coûter gros, car le vrai commerçant, qui joint à la hardiesse de l’esprit la sûreté du calcul, ne se refuse jamais aux dépenses utiles, qu’il envisage comme des avances faites à la fortune, et la fortune récompense toujours les bonnes grâces qu’on a pour elle.

On ne saurait trop admirer l’art avec lequel l’Angleterre fait tout servir à son commerce. Ses missionnaires se répandent, s’insinuent dans les régions les plus fermées, non-seulement pour y annoncer un Dieu crucifié, mais pour ouvrir de nouveaux débouchés aux marchandises de leur pays. Ils sont à la fois d’austères moralistes, des prédicateurs pleins d’onction et d’excellens commis-voyageurs. Comme on l’a vu à Madagascar, ils s’appliquent à persuader aux indigènes qu’ils convertissent qu’un homme vêtu d’étoffes anglaises a plus de chances qu’un autre d’entrer dans le royaume des cieux. Une pensée commerciale se mêle à toutes les entreprises philanthropiques de l’Angleterre. En changeant d’idées et d’opinions, un peuple modifie ses mœurs, ses habitudes; on l’initie à des besoins qu’il ne connaissait pas, et l’Anglais est là pour les satisfaire. On s’était proposé longtemps de laisser l’Inde telle qu’elle était, de l’abandonner à Brahma et à Mahomet; on la regardait « comme un paradis inviolé, où ne devait pénétrer aucun missionnaire. » On a depuis changé de système, et on s’en est bien trouvé. Vers 1811, s’il en faut croire Mac-Culloch, le commerce de l’Angleterre avec l’Inde n’était guère plus important que celui qu’elle avait avec Jersey. En 1881, l’Inde a importé pour plus de 700 millions de francs de marchandises anglaises. C’est l’argument décisif, invincible, le rocher contre lequel viennent se briser tous les raisonnemens des pessimistes. S’ils répondaient que les colonies ne sont pas nécessaires, que les comptoirs suffisent, on pourrait leur prouver, l’histoire à la main, que pour faire l’éducation d’un pays, il faut s’en rendre le maître, que tous les comptoirs prospères tendent à devenir conquérans, et que d’ailleurs, ils ont besoin comme les colonies d’être protégés contre toute insulte, qu’ils imposent des charges sans offrir les mêmes avantages.

On peut affirmer hardiment, sans être un grand prophète, que l’Angleterre ne lâchera aucune de ses colonies et qu’elle continuera de se plaindre bruyamment des soucis qu’elles lui donnent. L’Anglais aime à se plaindre de sa félicité, à gémir de son opulence, sous le