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A la vérité, il n’insiste pas beaucoup sur ce point. Il n’est pas absolument convaincu qu’on rende les hommes plus sages ou plus heureux en leur donnant des besoins nouveaux et des idées qu’ils ne comprennent qu’à moitié. Il semble préférer l’églantier sauvage aux rosiers mal greffés. « Notre civilisation occidentale, nous dit-il, n’est peut-être pas le glorieux chef-d’œuvre que nous aimons à nous représenter. » Quand on lui vante les bienfaits de l’éducation anglaise dans l’Inde, il réserve son jugement. Il répond en philosophe académique : « J’espère qu’il en est ainsi, j’aime à le croire : I hope so; I trust so. » Il craint qu’on ne supprime le froment avec l’ivraie, les bonnes institutions avec les mauvaises, qu’il n’y ait une corruption secrète attachée à certains progrès. On a détruit dans l’Inde le brigandage et les brigands, on y a établi l’ordre et la paix, l’immensa majestas pacis romanœ. Ceci est certain, le reste est douteux.

Mais, quels que soient ses doutes et ses réserves, M. Seeley estime que les sociétés, comme les individus, ne peuvent se dérober à leur destinée, qu’un peuple qui a du talent pour la colonisation est condamné à coloniser toujours. Il admet bien que les vocations nationales ne sont pas toujours l’ouvrage de la pure raison, qu’un instinct aveugle, un entraînement fatal y ont souvent plus de part que la réflexion. Peut-être l’Angleterre eût-elle bien fait de résister aux séductions du Nouveau-Monde et de demeurer, comme au temps de Shakspeare, « un nid de cygne dans un grand étang. » Peut-être se fût-elle bien trouvée d’avoir perdu, comme la France, son empire colonial. Quoi qu’il en soit, un péché qui a duré trois siècles n’est pas une de ces méprises qu’on répare en un jour. Un homme qui s’est fait avocat et qui découvre à cinquante ans qu’il était né pour la médecine s’avise trop tard de son erreur; elle est sans remède. Le mieux qu’il puisse faire est de continuer à plaider; peu importe qu’il plaide avec dégoût, pourvu qu’il plaide avec talent, et quand on a du talent, il n’y a pas de sincérité dans les dégoûts. « Il faut en prendre notre parti, dit M. Seeley à ses compatriotes, et, bon gré mal gré, nous accommoder de notre sort. Cessons de dire que l’Angleterre est une île située sur la côte nord-ouest de l’Europe, qu’elle a une surface de 120,000 milles carrés et trente millions d’habitans. Cessons de penser que nos émigrans qui passent les mers quittent l’Angleterre ou sont perdus pour elle. Cessons de croire que nos vraies affaires sont celles qui se traitent dans le parlement qui réside à Westminster, que les autres ne nous concernent point. Accoutumons-nous à embrasser d’un seul regard notre immense empire, à le considérer comme le véritable Royaume-Uni. » Le véritable Anglais selon le cœur de M. Seeley est une sorte de chauvin cosmopolite, dont les pensées habitent cinq continens, sans parler des îles, et dont le moi remplit l’univers. D’un pôle à l’autre, il est présent et chez lui dans tous les climats, sous