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mérite qu’on l’écoute, car il sait beaucoup et il voit de haut. Il a sa façon particulière de comprendre son métier d’historien ; il est arrivé à se convaincre que le fond de l’histoire est la politique. C’est une de ces découvertes qu’il faut refaire de temps à autre, au grand déplaisir des petits chroniqueurs, des amateurs de chinoiseries, des soi-disant peintres de mœurs, qui attachent plus d’importance à une anecdote qu’à un événement. M. Seeley n’admet pas que l’histoire soit destinée à amuser notre imagination et nos petites curiosités, ni qu’il convienne de l’égayer, de la rendre agréable par des artifices et des ornemens postiches; il répond tout net à ceux qui la trouvent ennuyeuse : « Tant pis pour vous, c’est votre faute, tâchez d’être moins sots ou moins frivoles. « Il pousse la sévérité jusqu’à prétendre que les débats parlementaires, les tournois d’éloquence, les intrigues des cours, la biographie des grands hommes ne sont pas l’objet le plus digne d’occuper un historien, qu’il doit porter surtout son attention sur les lois qui président à la formation des états, à leurs influences réciproques, à leur prospérité comme à leur décadence, et qu’il importe davantage de savoir comment l’Angleterre est devenue l’Angleterre que d’enrichir de nouveaux détails le tragique récit des aventures du prétendant Charles-Edouard ou de découvrir quel fut le véritable auteur des Lettres de Junius.

Si M. Seeley a peu de goût pour les chroniqueurs qui tâchent d’amuser leur monde, il n’en a pas davantage pour les historiens qui visent à l’édification. Il ne croit pas que dans ce monde le vice soit toujours puni, la vertu toujours récompensée. Il accorde que la grandeur coloniale de l’Angleterre a été acquise en partie par des moyens peu justifiables, que ceux qui ont travaillé à la fonder n’étaient point des héros sans reproche ni des chevaliers sans fraude, qu’ils ont souillé leur gloire par leurs violences et leur rapacité, qu’ils se sont montrés peu scrupuleux dans leurs négociations avec leurs ennemis ou leurs alliés, que les meilleurs d’entre eux rappellent Abraham et Énée, qui n’avaient qu’un médiocre respect pour les droits de leur prochain. Mais il estime, comme Voltaire, « que la métaphysique et la justice se mêlent peu des querelles des hommes et que les premiers principes n’entrent point dans les affaires du monde. « Il déclare que le bon droit n’est pas toujours une garantie de prospérité, que les pratiques un peu louches ont souvent produit d’excellens résultats, que le Dieu qui nous est révélé dans l’histoire n’est pas un moraliste, et M. Seeley ne se pique pas d’être plus moral que la destinée.

Ce philosophe a l’esprit fort mesuré, et les exagérations des impérialistes à plumet répugnent à son bon sens. Selon lui, si étonnante que paraisse la puissance coloniale de la Grande-Bretagne, il n’y a rien de miraculeux dans cette affaire. Elle a su guetter les occasions, mettre à profit les circonstances et trouver son bonheur dans le malheur