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un pays du songe et un pays de l’action, un organisme et une machine. À cette distinction fondamentale il faut ajouter la remarque essentielle (elle n’a pas échappé au père Didon) que l’Allemand, au milieu de cette civilisation moderne à laquelle il contribue pour sa large part, garde le tempérament, le caractère, les instincts primitifs : il est compliqué comme étaient ses vieux ancêtres, à la fois naïfs et retors, sensibles à la poésie de la nature, mais grossiers, généreux et cupides, enthousiastes et égoïstes, rêveurs et pratiques. Voilà pourquoi l’Allemand nous ressemble si peu, à nous qui avons reçu de notre histoire et de la fusion de nos races un caractère opposé. Voilà pourquoi on peut réunir notre jeunesse dans quelques villes universitaires sans qu’elle vive comme la jeunesse allemande.

En faisant cette réserve d’ailleurs, ce n’est pas un regret que nous exprimons. Certes, nous voudrions que notre jeunesse vécût plus juvénilement, plus virilement qu’elle ne fait aujourd’hui ; mais il y a des ombres épaisses sur ce tableau de la vie universitaire que l’on propose à notre admiration. Dans un livre récent, composé au jour le jour pendant un voyage d’études en Allemagne, M. Blanchard décrit des scènes de cette existence, ces duels stupides dont le répugnant spectacle attire, sans les dégoûter, des femmes et des enfans ; ces orgies de cabaret, quotidiennes, réglementaires et obligatoires au moins pour les gentlemen de l’université, qui font partie des Corps. M. Blanchard est sévère sur ces abus, mais moins encore que l’opinion publique allemande. Dans la récente discussion du budget de l’instruction publique en Prusse, M. Reichensperger a flétri les duels et les habitudes d’ivrognerie. Il a constaté que la coutume d’aller le matin à la brasserie prendre le Frühschoppen rend incapable d’un travail sérieux et qu’elle est un mauvais exemple pour les autres classes de la société. M. Windthorst a insisté sur ces plaintes et déclaré que le Frühschoppen et l’abus de la bière abrutissent la nation. Ces deux députés, catholiques tous deux, sont peut-être prévenus contre les universités ; mais le savant M. Virchow, à la fois professeur et député progressiste, a reproché aux étudians buveurs de bière d’accréditer ce préjugé que la bière est indispensable comme le sel et qu’il en faut boire au déjeuner, au dîner, au souper et entre les repas. Enfin le ministre de l’instruction publique, M. de Gossler, a déchargé les universités du reproche d’avoir communiqué à la nation le goût de boire le matin ; il croit que c’est la nation qui le leur a donné ; mais il a énergiquement blâmé, lui aussi, cette habitude « qui rend entièrement impropre au travail ; » il s’est dit très mécontent de la manière dont les étudians distribuent leur journée dans les petites villes. « Au lieu de prendre leur repas à midi, dit-il, ils pro-