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le sang d’autrui ou à répandre le sien, à montrer ses cicatrices. Les Germains aimaient à faire montre de leurs blessures. Phénomène germanique cette joie de marcher rangé en bataille et cet amour du métier militaire : l’Allemand, dès qu’il apparaît dans l’histoire, réhabilite la profession des armes avilie sous les Romains ; il a trouvé la chevalerie, inventé la poésie de la vie militaire ; il a toujours été soldat : soldat sous Charlemagne, soldat pendant la période impériale du moyen âge, alors que ses chevaliers combattent en Italie ou dans les pays slaves et que ses marchands associés forment une grande puissance militaire ; soldat contre lui-même, quand l’Allemagne devient, au XVIe et au XVIIe siècles, le champ de bataille de l’Europe ; soldat au service de l’étranger, très recherché sur le marché militaire depuis le XVe siècle ; soldat encore et exporté comme tel pendant cette période du XVIIIe siècle où l’Allemagne s’assoupit dans le despotisme de ses petits princes. La grande popularité de Frédéric est née de sa gloire militaire, qui a réveillé les vieux instincts, et lorsqu’enfin les souverains ont été réduits à faire appel au peuple contre Napoléon, le peuple entier s’est retrouvé soldat. Aujourd’hui il n’est pas au monde un peuple aussi militaire que le peuple allemand : la guerre a conservé pour lui la grande poésie d’autrefois, des philosophes en démontrent la nécessité, la vertu, la beauté.

Qu’on nous pardonne ces réminiscences historiques : il faut toujours regarder dans le passé quand on veut comprendre l’Allemagne. Pour des raisons que donne l’histoire de leur pays, les Allemands sont demeurés proches de leur passé, très jeunes, par conséquent. N’est-ce point d’ailleurs l’histoire qui apprend à reconnaître que telles mœurs de tel pays sont des mœurs indigènes ? Le père Didon a compris qu’il faut placer les universités allemandes dans leur milieu ; il a essayé d’étudier le caractère allemand ; il l’aurait mieux jugé s’il avait consulté l’histoire de l’Allemagne. Par exemple, il a signalé les contradictions qu’on rencontre dans ce caractère et qui étonnent des esprits simplifiés comme les nôtres ; mais il n’en a point vu toutes les causes. Si l’Allemand rêve à perte de vue et s’il agit avec une sagesse pratique ; s’il chante l’hymne à la joie où Schiller convie à la fraternité les innombrables phalanges qui vivent sous la voûte étoilée et s’il est aussi peu soucieux que l’Anglais de se sacrifier par une politique de sentiment pour la fraternité universelle, c’est bientôt fait d’expliquer ces antinomies en attribuant au Germain deux têtes et en décrivant la bizarrerie de cet être bicéphale. Il serait plus vrai de dire qu’il y a, en Allemagne, l’Allemagne et la Prusse, une région et un état : une région où l’on s’est laissé vivre sans connaître l’effort de l’action collective, et un état qui a dû, pour vivre, faire un effort continuel et violent, —