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païen, il peuple d’une cohue de dieux et de héros son Walhalla ; chrétien, il ne donne guère d’ermites à la vie religieuse, mais il tire de son imagination l’armée des onze mille vierges de Cologne et peuple les monastères de légions de moines. Dans la vie politique et sociale, il est toujours agrégé à un groupe : le roi germain est un chef de groupe ; il combat avec ses compagnons, vit avec eux pendant la paix, leur servant les larges repas dont parle Tacite ; devenu roi en pays romain, il peut bien vêtir la pourpre impériale ; il ne comprend rien au gouvernement de Rome, abstrait et impersonnel ; il s’entoure de compagnons, de fidèles, et c’est en leur distribuant des terres et des droits qu’il prépare la féodalité. Nulle part la féodalité, ce groupement de fidèles autour d’un chef, n’a été aussi vivante qu’en Allemagne : la cour de tout grand seigneur allemand est un lieu public bruyant et joyeux ; on y vit les uns avec les autres, les uns sur les autres. Le prince ne voyage qu’en grande troupe : s’il descend le Rhin, il est escorté par une flotte ; s’il chevauche, une armée le suit ; tout un peuple vit auprès de lui, mange avec lui ; chaque jour, on fournit à sa table les bœufs par dizaines, par centaines moutons, porcs et poules ; par voiturées énormes le fourrage pour les chevaux. Le peuple fait comme les princes ; pendant longtemps, l’histoire d’Allemagne n’a pas été autre chose que l’histoire d’associations de villes, de chevaliers, de princes, chacune bien ordonnée au sein de cette anarchie nationale à laquelle présidait le collège des sept électeurs. Sans doute, avec le temps et par l’action de la vie moderne, qui tend à effacer les groupes dans la masse et les hauts reliefs dans la régularité d’une surface aplanie, ces traits du caractère allemand se sont atténués ; mais aujourd’hui encore l’Allemagne est un des pays du monde où l’on aime le mieux à vivre en commun et où l’individu respire le plus librement dans la foule de ses Lebensgenossen, c’est-à-dire des compagnons qui lui sont associés dans le même genre d’existence.

Ce sont encore des phénomènes de vie germanique, ces conversations animées autour des verres de bière et ces chants où chacun fait sa partie. Les héros des vieux poèmes boivent et dialoguent sans cesse. Les Germains chantaient dans toutes les occasions de la vie : ils attribuaient au chant entonné par les soldats avant la bataille une puissance mystique ; s’il éclatait plein et sonore, la victoire était certaine. Chanter en chœur, c’est un des traits particuliers du Germain ; le barde celtique chante seul, les Germains chantent ensemble ; le prêtre catholique fait comme le barde, la communauté protestante fait comme les vieux Germains ; et c’est par les chœurs qu’aujourd’hui encore on entend chanter avec tant de recueillement, que Luther a le mieux parlé aux âmes allemandes. Phénomène germanique encore ce plaisir à verser