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vrai, je l’aime on ne peut davantage; mais il faut que je prenne part à tout, c’est un tourment continuel, car cela m’affecte plus que vous ne croyez. C’était si antipathique à mon caractère qu’il faut que je sois une grande folle pour m’être venue fourrer dans tout cela. Enfin c’est fait, il faut prendre patience... Arrangez tout comme vous voudrez, pourvu que nous allions, car je sens qu’il faut que je me rapproche[1]. »

Toute la question était de trouver un prétexte honnête pour une équipée qui ne l’était guère. Ce fut une dame du plus haut rang, une mère de famille, qui se chargea de le fournir. La princesse douairière de Conti, dont le fils commandait en Italie, était une femme d’esprit, très ambitieuse pour tous les siens, à qui on persuada aisément qu’elle ne nuirait pas à leurs intérêts, en se compromettant un peu pour deviner et prévenir les désirs secrets du roi. Sa fille venait d’être mariée récemment au jeune duc de Chartres, que son service retenait à l’armée. Les nouveaux époux, séparés dans les premiers jours de leur union, se montraient très épris l’un de l’autre. La princesse annonça que, leur rapprochement important au bonheur futur du ménage, elle conduirait elle-même sa fille à Lille, et, par occasion, elle proposa de faire route avec elle à plusieurs dames, parmi lesquelles elle comprit, avec Mme du Roure, d’Egmont et de Bellefond, les duchesses de Châteauroux et de Lauraguais. Elle avait compté, sans doute, que le motif vertueux du voyage, conforme aux pieux sentimens de la reine, ferait passer sur la nature suspecte et mélangée de la compagnie. Personne, cependant, ne s’y méprit. « On voit bien tout de suite, dit le chroniqueur Barbier, qu’il s’agit de commencer une cour de femmes à l’armée du roi. » Aussi, quand il fallut aller demander à la reine un agrément dont une personne de la qualité de la princesse ne pouvait se passer, l’explication n’eut pas lieu sans quelque embarras. « La princesse de Conti, dit Luynes, a dit à la reine qu’elle savait bien les discours qu’on tenait dans le public,.. qu’on disait qu’elle menait avec elle Mme de Châteauroux et de Lauraguais, mais qu’il n’y avait pas de proposition faite de sa part ni de celle de ces dames, ni rien de concerté. » La reine n’ayant rien répondu, son silence passa pour un consentement.

A leur tour, les deux duchesses, qui n’avaient pas encore paru à Versailles en l’absence du roi, durent pourtant se décider à quitter, un jour au moins, Plaisance, pour venir prendre congé. La reine eut encore le bon goût de les recevoir avec une politesse sans affectation, de les retenir, comme d’ordinaire, au jeu et à souper, et pendant

  1. Lettres autographes de Mme de Châteauroux à Richelieu, conservées à la bibliothèque de Rouen, 3 juin 1744.