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leurs oscillations. L’essentiel, pourtant, est bien toujours de faire rendre à Belle-Isle une position digne de sa faveur passée, où il puisse rallumer quelques lueurs de sa popularité éteinte et retrouver le chemin du cœur du roi. Rottenbourg est approuvé d’avoir pensé que la belle duchesse était seule capable d’opérer cette résurrection de la faveur qui, dans les cours, tient du miracle; mais des conseils plus raffinés encore jugèrent qu’elle-même ne pouvait opérer cette merveille que de près, en personne, en parlant à l’oreille du roi et en interrompant les conférences politiques et militaires par des tête-à-tête d’un autre genre[1].

Dès lors il fut résolu qu’à tout prix il fallait que Mme de Châteauroux trouvât moyen de rejoindre le roi; d’ailleurs, faire lever sur ce point l’interdit mis par le maréchal de Noailles, c’était lui infliger un premier échec qui préparait la voie à d’autres. Quant à la duchesse elle-même, dès que le projet lui fut connu, d’assez froide qu’elle était restée jusque-là aux insinuations de Rottenbourg, elle devint toute de feu et ne pouvant se tenir d’impatience. De fait, elle se morfondait à Plaisance, excédée d’ennui, dans la retraite, et n’osant aller braver à Versailles des regards méprisans que la présence du maître ne serait plus là pour surveiller et contenir. Livrée d’ailleurs à une ardeur ambitieuse, qu’elle prenait peut-être elle-même pour un amour véritable, elle éprouvait tous les tournions de l’absence, elle s’inquiétait de tout : des nominations faites sans son concours à la cour et à l’armée et dont les titulaires pouvaient lui paraître animés de mauvais sentimens contre elle; de la légèreté naturelle au cœur du roi, de sa correspondance avec sa sœur de Flavacourt, dont elle ignorait le contenu ; des mille pièges que le hasard et la liberté des camps pouvait tendre à la fidélité d’un amant. « Parlez-moi franchement (écrivait-elle à Richelieu dans une orthographe qui était celle de toutes les belles dames du temps), le roi a-t-il l’air d’être occupé de moi? En parle-t-ii souvent? S’ennuie-t-il de ne me pas voir? Vous pouvez fort bien démêler tout cela. Pour moi, j’en suis très contente, l’on ne peut pas être plus exact à m’écrire, ni avec plus de confiance et d’amitié ; mais je n’en tirerais nulle conséquence, le moment où l’on vous trompe est souvent celui où l’on redouble de jambes pour mieux cacher son jeu... Il faut que je sois présente, car c’est tout différent... En vérité, cher oncle, je n’étais guère faite pour tout ceci, et de temps en temps il me prend des décourage mens terribles ; si je n’aimais pas le roi autant que je fais, je serais bien tentée de laisser tout là. Je vous parle

  1. Tencin à Belle-Isle, 26 avril 1744 et lettres suivantes. (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.) — Sur la jalousie de Tencin et de Noailles, voir la Correspondance imprimée déjà citée. — Lettre de Tencin à Richelieu, 23 mai 1744 et suiv.