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par la lassitude de l’homme et la décrépitude de la femme, c’est bien quelque chose, pour le commun des mortels, que ce nombre d’années ; c’est quelque chose qu’une félicité dont on prévoit la fin ; — même pour beaucoup, cette fin prévue est ce qui les rassure : — ainsi la Dame aux camélias ne détournera personne des courtisanes. Si ce n’est pas un plaidoyer pour elles, c’est encore moins un réquisitoire contre ; dans l’un et l’autre cas, l’œuvre eût été froide, inanimée comme les Filles de marbre, qui portent la peine d’un parti-pris d’origine : elle est, à l’opposé, toute chaude et frissonnante de vie.

L’auteur, ici, ne s’est fait ni avocat ni ministère public ; il n’est qu’artiste, et c’est tant mieux. Est-ce à dire qu’il soit impassible et le demeure ? Au contraire. La vie ne coulerait pas de son pinceau s’il n’était épris de son modèle, et, à mesure que sa créature naît sur la toile, il frémit de sympathie pour elle. Cette sympathie se communique à nos âmes ; chaque sentiment de l’héroïne retentit à la fois chez le poète et chez nous : lui et nous, qui ne formons qu’un système sensible, aimons avec elle, souffrons avec elle ; si nous nous détachons d’elle par la conscience, ce n’est pas au point de la juger, de la condamner ni de l’absoudre ; ce n’est pas pour faire acte de raison et de volonté à son détriment ni à son profit ; c’est pour la prendre en amitié, pour la prendre en pitié. Vainement aujourd’hui M. Dumas déclare que « le père Duval, » dans son discours, « parle, non-seulement à Marguerite, mais au public qu’il représente et qui doit être impitoyable. » Le père Duval représente le monde, la société, le préjugé, la loi, d’accord ; mais le public, non pas ; non plus que l’auteur, tel qu’il était alors qu’il fit l’ouvrage. Nous en appelons de ce témoignage sur nous à nous-mêmes et de M. Dumas épistolaire à M. Dumas dramaturge. Nous, public, sommes pitoyable et l’auteur est notre complice.

L’atrocité de ce chapeau remis sur la tête nous incommode, nous gêne, et bientôt nous met en colère. Cette délicatesse est-elle récente ? Faut-il croire que la grossièreté du procédé nous choque parce qu’elle paraît aujourd’hui peu vraisemblable ou serait vite réprimée, parce que les mœurs depuis trente ans se sont adoucies, parce que les courtisanes, au moins de haut prix et de haut rang, sont traitées de façon plus courtoise et qu’une Marguerite Gautier aurait tôt fait de jeter le chapeau par la fenêtre et l’homme à la porte ? — Ainsi, lors d’une récente reprise de Demi-Monde, les façons d’Olivier de Jalin, traitant Suzanne d’Ange et même ces femmes du monde, Mme de Vernières et de Santis, en outlaws, nous avaient causé quelque malaise. Aussi bien, M. Weiss, en 1858, témoignait déjà d’un malaise pareil ; et, pour ce qui est d’un salut donné et refusé, on connaît la réplique d’une contemporaine de Marguerite, ou plutôt d’une devancière, au moraliste improvisé qu’elle avait décoiffé par force : comme il lui demandait, en manière de défi