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l’auteur accordera tout cela ; mais ne touchez pas au père Duval ! Duval père ou Dumas fils, c’est tout un ; c’est le représentant de la loi sociale. Cette bienheureuse scène du troisième acte se trouve là pour le rachat de tout le reste, qui, sans elle, serait un peu compromettant. Aux hommes de courte vue elle fait l’effet d’un pavé au milieu du drame, pavé utile, à vrai dire, et sur lequel pivote l’action, mais qui ne serait, à leur sens, rien davantage ; à M. Dumas, elle apparaît comme une pierre d’attente placée tout exprès pour que son édifice favori vînt s’y relier. Préoccupé de l’unité de son œuvre, il considère avec une partialité naturelle cette glorieuse amorce de morale : à peine sera-t-il permis d’insinuer, tout en reconnaissant qu’elle a rempli son office, qu’elle fût posée là naguère par un moraliste qui s’ignorait.

C’est que le fils de Dumas, par son coup d’essai, révéla de quels dons d’artiste il était doué. Il aimait la vie, et d’instinct, il savait la rendre ; il la sentait ; il l’exprimait pour le plaisir ; l’ayant exprimée, il la ressentait à nouveau : n’est-ce pas là tout l’artiste ? Cellini, conseillant un élève, lui dit simplement : « Tu dessineras tel os, il est très beau ; et puis tel autre, il est admirable. » Il ne prescrit pas de s’inquiéter si tel ou tel, mis en mouvement par un muscle, ne sera pas l’instrument d’un crime ou d’une bonne action ; l’élève n’en aura cure ; il sera ému par la beauté de la nature, il communiquera cette beauté à son œuvre, il recevra de l’œuvre une émotion nouvelle. Ainsi de l’auteur dramatique ; ainsi de M. Dumas lui-même, quand il lit la Dame aux camélias. Voulut-il, comme le croient encore des mères de famille et des collégiens, les unes maudissant les cabinets de lecture, les autres bouillonnant d’un trop-plein de générosité, voulut-il déifier la courtisane ? Assurément non. A la dernière page du roman, il avait écrit en toutes lettres que Marguerite Gautier est une exception ; à la première ou peu s’en faut, avant des peintures d’amour qui pouvaient égarer les innocens, il avait mis le tableau de l’exhumation comme un sévère memento quia pulvis es ; pas plus que le roman, la pièce n’était hardie contre l’opinion et la loi. Était-elle, au contraire, un exercice de morale en action ? Parce qu’on y voyait, comme dans Manon Lescaut, « un exemple terrible de la force des pussions, » devait-elle, comme ce petit ouvrage au gré de son auteur, — les auteurs ont de ces chimères ! — « servir à l’instruction des mœurs ? » Parce que le bonheur de Marguerite périssait au troisième acte et parce qu’elle-même expirait au dénoûment, était-ce une démonstration édifiante du peu de cas qu’il faut faire de ce genre d’amours ? Mais l’amour de Marguerite, pour être malheureux, n’est pas méprisable ; il n’est brisé, d’ailleurs, que par le sacrifice qu’il fait de lui-même ; d’autre part, tous les Armands de la salle peuvent espérer une Marguerite qui ne soit pas poitrinaire ; enfin, sans accident, la liaison du héros et de l’héroïne dût-elle finir de façon piteuse, après un certain nombre d’années, par la mésintelligence et la mésestime,