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complaisamment d’intérêt anecdotique, dramatique, historique, et manquant d’ailleurs de cette espèce d’unité organique, d’existence propre et indépendante sans laquelle il n’y a pas de vrais sujets, ne laisse pas d’être un grand sujet, digne d’être traité selon son importance, et selon l’importance encore plus considérable des sujets si nombreux auxquels il se lie, se mêle et s’incorpore. Nous en sommes encore fâché pour certaines idées dont nous n’aurons pas la fatuité de dire qu’elles nous sont chères, mais que nous croyons justes, qui nous sont communes en principe avec M. Forneron, et qu’il a gravement compromises en les outrant, les dénaturant, les présentant surtout par leurs conséquences les moins immédiates, les plus détournées, les moins acceptables. Et nous en sommes enfin fâché pour l’histoire, qui ne trouve jamais son compte en pareille aventure, mais qui, dans le temps où nous sommes, l’y trouvera moins que jamais.

M. Forneron semblait avoir le goût de la grande histoire ; il n’avait pas commencé par se spécialiser ; c’est à de grands et vastes tableaux qu’il s’était attaqué d’abord, et, comme les sujets qu’il traitait, pour intéressans qu’ils fussent, n’allaient pas droit au grand public, comme quelques érudits étaient seuls capables de juger la manière dont il les traitait, comme enfin, en parcourant ses livres, on s’étonnait de s’y découvrir une curiosité que l’on ne croyait pas avoir pour les ducs de Guise ou pour Philippe II, on s’y est plu, on l’a loué, l’Académie française l’a couronné deux fois, et le voilà classé. Mais un jour, de l’histoire de Philippe II passant à l’histoire de l’émigration et de la révolution française, il aborde une époque sur laquelle nous avons tous, à défaut d’idées très précises, des sentimens, des traditions, une opinion plus ou moins raisonnée, des moyens surtout de le contrôler. Et alors, nous qui le lisons, nous ne pouvons faire un pas dans son livre sans y rencontrer à chaque tournant du sujet des erreurs, des inexactitudes, des assertions arbitraires, d’inutiles violences, et généralement toutes les marques de la précipitation et de l’improvisation. Qu’est-ce donc, et comme ce philosophe qui disait de ses amis les encyclopédistes : « Ils en feront tant, en vérité, qu’ils me feront aller à la messe ; » va-t-il nous falloir, aussi nous passer à l’école « ennuyeuse et pédante ? » Nous la préférerions en effet de beaucoup si c’était là tout ce que ses adversaires lui pouvaient opposer : des livres comme celui de M. Forneron. Mais il y en a d’autres, sans doute ; le livre de M. Forneron, aussi malheureusement pour lui qu’heureusement pour la cause, n’est rien moins que de la grande histoire ; et, — l’erreur mise à part, — les défauts en sont justement ceux de l’école que M. Forneron a tort de tant dédaigner. Tout est bien qui finit bien, et il n’y a dans la librairie française qu’un livre de plus à refaire.


F. BRUNETIERE.