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remonter la Tamise aussi haut qu’il serait possible dans le voisinage de Londres. Le comte de Saxe en eut le commandement, sous la direction nominale du jeune Stuart, à qui on donna officiellement le titre de prince de Galles[1].

Rottenbourg, en arrivant, trouvait donc sur ce point le vœu de Frédéric satisfait d’avance, peut-être au-delà même de ce que son maître désirait, et dans des conditions que sa prudence et sa perspicacité politique auraient peut-être désapprouvées. Mais si cette partie de la besogne était faite, c’était la moindre ; si ce qui regardait l’Angleterre était réglé, restaient les rapports avec l’Allemagne, qui présentaient les difficultés les plus délicates ; restait la rupture officielle à provoquer envers l’Autriche, les deux corps d’armée à faire expédier au-delà du Rhin, les indemnités à assurer pour Frédéric en Bohême. Réflexion faite, ce ne fut à aucun ministre, mais à Richelieu qui ne l’était pas, qu’il se décida à faire les premières ouvertures. Richelieu, sans hésiter, en porta la confidence à Mme de Châteauroux, à Choisy, où, pour le moment, cette dame suivait la cour. Il ne fit point difficulté de pénétrer dans son appartement, bien qu’il fût prévenu qu’elle y était seule avec le roi. « Que voulez-vous ? lui dit le prince, un peu surpris d’être dérangé dans un tête-à-tête. — Vous entretenir, sire, d’une affaire qui presse et qui me surprend autant qu’elle vous surprendra vous-même. » Puis il fit part de la confidence qu’il avait reçue en ajoutant que Frédéric désirait traiter l’affaire de roi à roi, sans passer par les ministres. Louis XV, bien que flatté d’être regardé pour la première fois comme maître chez lui, et traité de tête politique, se défiait trop de lui-même et aussi de Frédéric, pour accepter la responsabilité de conduire à lui seul une négociation avec le fourbe le plus réputé d’Europe. Consentant à tenir pour le début au moins le ministre Amelot à l’écart, il désigna Noailles et Tencin pour l’aider à engager conversation[2].

L’affaire marcha plus vite que Rottenbourg ne s’y était attendu,

  1. Mémoires et Correspondance du comte de Saxe, Paris, 1794. — L’instruction donnée au comte de Saxe porte en propres termes qu’il sera sans difficulté subordonné au roi Jacques et au prince de Galles son fils. Elle porte la date de février 1744, quelques jours après l’arrivée de Charles-Edouard. Tous les détails de l’évasion de Charles-Edouard se trouvent dans une dépêche de Robinson à Carteret du 25 janvier (Correspondance de Vienne. — Record Office), ce qui montre avec quel soin les agens autrichiens surveillaient les démarches du prétendant et de sa famille.
  2. J’emprunte le dialogue de Richelieu et du roi aux Mémoires du duc rédigés par Soulavie, bien que j’aie averti moi-même le lecteur du peu de confiance que ce recueil mérite. Mais je suis autorisé ici par le témoignage de Frédéric, qui dit expressément de Rottenbourg : « Il fit ses premières insinuations par Richelieu et la duchesse de Châteauroux. »